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Bis repetita placent? Barcelona Peralada (Parc du château) 07/25/2021 - Giacomo Puccini : Tosca Sondra Radvanovsky (Floria Tosca), Jonas Kaufmann (Mario Cavaradossi), Carlos Alvarez (Il barone Scarpia), Valeriano Lanchas (Le sacristain), Gerardo Bullón (Angelotti), Mikeldi Atxalandabaso (Spoletta), David Lagares (Sciarrone), Inès Ballesteros (Le pâtre)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrès Máspero (chef de chœur), Pequenos Cantores de la JORCAM, Ana González (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Nicola Luisotti (direction)
C. Alvarez, S. Radvanovsky (� Miquel González)
Les attentes étaient très élevées pour la Tosca du Festival Castell de Peralada en ce 25 juillet. D’une part, les habitués du festival sortaient d’une longue disette, après l’annulation de l’édition 2020. D’autre part, le fait de réunir trois protagonistes chéris du festival dans une même œuvre, qui plus est quand ils sortent tout juste d’une série de triomphes mémorables au Teatro Real de Madrid, où Sondra Radvanovsky et Jonas Kaufmann ont écrit une page de l’histoire de la maison en donnant deux fois de suite un double bis jamais vu en ces lieux dans la même œuvre, faisait attendre une soirée des plus mémorables.
Cependant, tout ne pouvait être idyllique, car l’œuvre ne se prête pas idéalement à une version de concert, la mise en espace dans l’auditorium à ciel ouvert de Peralada ne permettant aux chanteurs d’évoluer que sur une bande d’un mètre cinquante en avant de l’orchestre sur l’avant-scène, ce qui réduisait drastiquement leur impact dramatique. Enfin, la disposition même de l’orchestre et l’acoustique difficile des lieux rendaient la tâche extrêmement ardue aux chanteurs en termes de projection comme de fatigue face à l’orchestre.
C’est ainsi que, dès «Recondita armonia», on a vite craint pour Jonas Kaufmann, en manque de projection, l’intonation parfois mise en défaut. Trois Mario entre deux séries de Tristan étaient peut-être trop difficiles à négocier. Les qualités de l’acteur sont évidentes, même s’il surjoue un peu pour donner le change. On tremble pour lui longtemps, même si le si naturel de «la vita mi costasse» passe la rampe, tenu malgré tout, et les la dièse de «Vittoria» du deuxième acte, surarticulés, manifestent un regain de forme, alors que sa partenaire l’éteint un peu en termes de projection. Le lamento du troisième acte, tant attendu, avec les délicatesses de «disciogliea dai veli» dont il est peut-être seul capable, lui vaut un bis de la part d’un public qui récompense sans doute plutôt l’artiste pour l’ensemble de ses prestations en ces lieux. «O dolci mani» et ses délicatesses de mezza voce, puis le duo «Trionfal di nova speme» le trouvent ragaillardi, à l’unisson de sa partenaire, pour une fin d’acte apaisée où il meurt fort bien.
Carlos Alvarez apparaît avec un costume trois pièces noir et une chevelure teintée de jais, tel un parrain calabrais. Sur le plan vocal, lui aussi souffre de l’acoustique difficile et de la disposition de l’orchestre; il a perdu de son rayonnement depuis son Iago in loco de 2015. Mais «Un tal bacchano in chiesa» est très bien émis, sans violence inutile, et le baryton andalou délivre un premier acte d’excellente facture, grâce à un legato remarquable, qui lui permet un phrasé élégant et grâce à un haut médium coloré et nourri. Sa scène avec Sondra Radvanovsky est assez équilibrée et il délivre un excellent «Tre sbirri». Malheureusement, au deuxième acte, il se trouve assez vite en difficulté, dès «Già - Mi dicon venal», et il puise dans ses ressources pour finir son acte, épuisé au moment où il devrait donner le plus de puissance vocale. Le chanteur s’effondre avant que le personnage ne le permette. Par ailleurs, sa composition, peut-être liée à la mise en scène d’Azorín au Real, est tout d’un bloc et se résume un peu à la moue de mafioso qu’il nous sert presque tout du long. Un Scarpia monomaniaque, autoritaire certes mais sans la vilénie serpentine, les délices sadiques du policier concupiscent qui font les grands Scarpia depuis Gobbi.
Sondra Radvanovsky, quant à elle, apparaît dans une forme éblouissante et triomphe sur toute la ligne. Dès les premières mesures chantées en coulisses à l’unisson du chœur, la voix s’élève, claire, pleine, lumineuse, douce et puissante à la fois. L’actrice est de première force: sa Tosca est mutine au premier acte, jalouse, inquiète, les jeux de regards et les attitudes corporelles de la soprano américano-canadienne mériteraient un développement à eux seuls. Elle incarne la diva mise en abyme, et elle dispose pour lui donner vie dispose de moyens considérables, mais surtout parfaitement contrôlés. Les aigus sont admirablement focalisés, la dynamique d’une subtilité incroyable, tant les filati et messe di voce permettent de dessiner un portait captivant de Tosca. Le jeu sur les couleurs épouse les intentions étonnamment variées de l’actrice, et la puissance sidérante du grave rejoint l’exceptionnelle qualité du pianissimo aigu pour émouvoir, attendrir, amuser et subjuguer l’auditeur. Face à Mario, au premier acte, elle est une femme complexe et pleine de vie, déliée en évoquant «nostra casetta», au deuxième face à Scarpia une tigresse en furie («non toccarmi, demonio!»). Sa performance culmine dans un «Vissi d’arte» somptueux, où la longueur de souffle et les crescendi suivis de diminuendi étreignent l’auditoire, qui finit par réclamer un bis en tapant des pieds sur le parquet de l’auditorium autant qu’il applaudit. On sera plus réservé face aux sept coups de couteau (fictif) qu’elle porte à son adversaire qui, lui, meurt en coulisses, nous privant de la pantomime qui suit sa mort. Face à Mario, au troisième acte, elle montre une excitation parfaitement crédible du fait des émotions qu’elle vient de vivre, et l’ampleur de son «avanti a Dio» final tellurique saisit le public. Quel phénomène, quand bien même quelques notes sont à la limite du cri!
Parmi les comprimarii, on retiendra le Sacristain bonhomme et ample de voix de Valeriano Lanchas, et l’Angelotti percutant de Gerardo Bullón. Nicola Luisotti ne réussit ni la construction d’un arc dramatique particulièrement prenant, ni l’alchimie des couleurs fascinantes que permet la partition de Puccini. En revanche, il joue finement de la rythmique, créant un suspens intense lors de la mort de Mario, et il est aux petits soins pour les chanteurs, faisant de son mieux pour leur accorder la transparence orchestrale nécessaire à la préservation de leur projection, réfrénant les ardeurs de l’orchestre du Teatro Real. Celui-ci se met en valeur par des cordes amples et suaves, capables d’étonnants traits d’ironie par moments, et par l’excellence de ses soli de hautbois et de clarinette, comme du pupitre des violoncelles, qui introduit superbement le lamento de Mario. Les trombones, eux, hélas, paient leur tribut aux conditions de jeu en extérieur. Le Chœur du Real est admirable de bout en bout, dès sa première intervention en coulisses, avec ensuite un «Te Deum» magnifique de couleurs et de cohésion, jusqu’aux interventions des soldats à la fin du troisième acte.
En somme, si l’on doit admettre que les planètes ne se sont pas alignées, on reste bluffé par la performance de Sondra Radvanovsky, qui à elle seule rend cette soirée exceptionnelle.
Philippe Manoli
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