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Une vision, du talent et du cœur

Nancy
Opéra
06/22/2021 -  et 25, 27*, 29 juin, 1er juillet 2021
Giuseppe Verdi : Rigoletto (orchestration Frédéric Chaslin)
Alexey Tatarintsev (Le duc de Mantoue), Juan Jesús Rodríguez (Rigoletto), Rocío Pérez (Gilda), Agnès Letestu (La mère de Gilda), Onay Köse (Sparafucile, Un huissier), Francesca Ascioti (Maddalena), Pablo López (Le comte Monterone), Francesco Salvadori (Marullo), Bo Zhao (Borsa), Samuel Namotte (Le comte Ceprano), Aline Martin (Giovanna), Inna Jeskova (Le page), Jue Zhang (La comtesse Ceprano), Adèle Borde, Eliot Chevalme, Gianni Illiaquer, Rémy Kouadio, Olivia Lindon, Joséphine Meunier (danseurs)
Chœur de l’Opéra national de Lorraine, Guillaume Fauchère (chef de chœur), Orchestre de l’Opéra national de Lorraine, Alexander Joel (direction musicale)
Richard Brunel (mise en scène), Etienne Pluss (décors), Thibault Vancraenenbroeck (costumes), Laurent Castaingt (lumières), Maxime Thomas (chorégraphie), Catherine Ailloud-Nicolas (dramaturgie)


R. Pérez, J. J. Rodríguez, A. Letestu (© Jean-Louis Fernandez)


L’Opéra national de Lorraine (OnL) rouvre ses portes au public avec Rigoletto comme ultime opus d’une saison unique en son genre, seul Görge le rêveur de Zemlinsky ayant pu être représenté en public en septembre et octobre 2020.


Richard Brunel, récemment nommé directeur de l’Opéra de Lyon, livre sa vision, pour le moins originale, de l’œuvre. Il transpose l’intrigue dans un corps de ballet moderne. Rigoletto, qui porte une genouillère, semble un ancien danseur, sans doute retiré des scènes pour cause de blessure, le duc de Mantoue est un directeur de ballet tyrannique et prédateur sexuel, Gilda rêve de pointes et de danse, sans doute pour rejoindre sa mère, incarnée de façon muette et magistrale par la danseuse étoile Agnès Letestu. Sparafucile est un agent de sécurité du ballet, Monterone le père d’une danseuse abusée et mise enceinte par le directeur.


Un groupe de danseurs professionnels évolue dans les coulisses de la salle de danse au premier acte, et dans un décor de salle d’entraînement à l’acte II, grâce à des décors évolutifs susceptibles de changements à vue conçus par Etienne Pluss: ainsi la maison de Rigoletto et Gilda (loge de la mère au rez-de-chaussée, chambre de Gilda en mezzanine) peut-elle passer de cour à jardin pendant le premier acte, devenant au troisième la maison de Sparafucile, avec les choristes derrière une paroi de miroirs, rendus ectoplasmiques par les lumières de François Castaingt (à qui on doit un troisième acte magnifique avec contre-jour, et de remarquables jeux de lampes-torches pendant l’enlèvement de Gilda au premier). Les choristes d’ailleurs sont invités à effectuer quelques chorégraphies plus ou moins heureuses pendant «Scorrendo uniti», peut-être pour évoquer le grotesque cher à Hugo?


Il est évident qu’une telle transposition ne peut rassembler toutes les pièces du puzzle: ainsi la culpabilité de Rigoletto face à Monterone passe-t-elle à la trappe, et partant la maledizione aussi, puisque Rigoletto n’a pas de place définie dans le ballet. Gilda rêve de sa mère au travers des chaussons de danse en chantant «Caro nome» plus que du duc en habits d’étudiant, ce qui en modifie le sens, et donc l’impact émotionnel. Passons sur les deux airs du duc, surtout «Par mi veder le lagrime», chanté par le ténor dans la salle de danse, pendant lequel il tend les membres des danseurs sur les barres. Sparafucile, agent de sécurité au début, devient voleur, puis tueur à gages...


Cependant la grande idée de Brunel est bien le personnage de la femme disparue de Rigoletto, fantôme de la mère de Gilda à la recherche de son enfant, matérialisation de l’ange consolateur de Rigoletto, qui symboliquement se retrouve souvent entre lui et sa fille; elle matérialise le manque affectif de Gilda, qui la mènera à sa perte, comme la blessure du père qui le poussera involontairement à faire le malheur de sa fille en voulant la protéger. Cette mère fantasmée finit par retrouver sa fille à l’acte III, dans une apothéose poétique bouleversante, Gilda en ballerine la rejoignant dans l’au-delà, après qu’elle aura offert une somptueuse danse serpentine.


Pour porter cette vision à l’impact émotionnel très fort, encore fallait-il disposer d’une équipe de chanteurs de talent, ainsi que d’un chef et d’un chœur de haut niveau, le premier en fosse, le second évoluant sans masques. Porté par une direction d’acteurs remarquable, le Chœur de l’OnL, préparé par Guillaume Fauchère, est un personnage à part entière, d’une cohérence vocale sans faille, et d’une force dramatique peu commune. Des comprimarii, on retiendra particulièrement le solide et émouvant Monterone de Pablo López, l’excellent Marullo de Francesco Salvadori (une voix à suivre), et le très beau mezzo d’Aline Martin en Giovanna. La basse turque Onay Köse s’appuie sur un médium tranchant et fortement projeté pour impressionner au troisième acte, ainsi que sur une allure patibulaire, quand bien même son grave manque de profondeur pour le rôle. Francesca Ascioti à ses côtés campe une Maddalena délurée, très impliquée dramatiquement en vamp des faubourgs, malgré de nettes faiblesses dans la soudure des registres.


Alexey Tatarintsev possède une voix éclatante et une émission très haute qui lui permet de se rire des passages escarpés du rôle du duc, qui ne manque pas d’écueils: les gruppetti sont impeccablement exécutés, le contre- bémol à la fin du duo avec Gilda est pour lui un jeu d’enfant, mais on aimerait que le ténor russe nous offre plus de délicatesse, car la morbidezza belcantiste lui fait défaut dans un «Par mi veder le lagrime» avare en émotion.


Rocío Pérez est une époustouflante Gilda. Dans ses costumes d’ado conçus par Thibault Vancraenenbroeck, elle paraît 15 ans à peine. Elle incarne une jeune fille fragile, têtue et touchante à la fois, et sa voix lumineuse et tendre, solide dans le grave, quoique dans la limite stricte des Gilda leggeri, ne manque ni de fruité ni de transparence. Elle émeut dès «Tutte le feste al tempio», et son «Caro nome» est splendide, quasi instrumental, porté par un souffle impressionnant, et il dit tout de l’aspiration désespérée de l’adolescente à retrouver celle qui lui manque tant. La soprano madrilène sait aussi s’accorder tant à la voix du ténor désiré qu’à celle du baryton paternel, brillant tout autant dans les ensembles. Son «Lassu in cielo» final est proprement déchirant.


Mais la perle de la production se nomme Juan Jesús Rodríguez. Le baryton andalou est au sommet de ses moyens artistiques et vocaux. Avec rien qu’un survêtement noir, une genouillère et une canne, il campe un Rigoletto à la fois fragile et solide, vindicatif et plein de détresse, inquiet et torturé par la vengeance. Dès «Deh, non parlare al misero», et tout autant dans «Veglia o donna» ou «Piangi fanciulla», on est subjugué par sa prodigieuse égalité des registres, sans aucune différence de texture entre le grave et l’aigu, parfaitement intégrés au reste de la voix. Ce timbre qui mêle subtilement la clarté à l’acajou possède une touche de sensibilité inouïe, et l’artiste montre une capacité à varier les couleurs qui transmet à l’auditeur toute la palette des sentiments véhiculés par le personnage: la tendresse meurtrie du père veuf et bafoué, tout son amour et ses regrets, toute sa profonde humanité. On pense aux plus grands anciens, comme Giuseppe De Luca, qui exprimait une telle flamme au travers de la seule ductilité vocale: magistral! Et il faut le voir physiquement repousser de ses seules mains le chœur des courtisans au milieu de «Cortigiani, vil razza», tel Jean Valjean, pour comprendre son formidable impact scénique. Quand on remarque à la fin de la représentation qu’il est le seul à ne pas prendre de salut pour lui-même, mais uniquement uni par les mains à l’équipe, on sait qu’on est devant un artiste dont les valeurs essentielles sont celles du cœur.


Dernier maillon de la chaine: Alexander Joel. La direction fluide et animée du chef britannique tient de Kubelík pour la délicatesse et l’équilibre des proportions (quels clairs-obscurs dans l’orage de l’acte III!) mais réussit le tour de force d’y ajouter un impact dramatique considérable. Le dosage des tempi, la cohérence des pupitres ne sont que deux des facettes de son talent (d’ailleurs on perçoit à peine qu’il joue la réduction de la partition par Frédéric Chaslin). Il faut le voir de son bras gauche donner les départs tant aux musiciens qu’aux chanteurs, et parfois même donner aux chanteurs des indications pour leurs gestes de mise en scène. Il est aux petits soins pour tous, dans la modestie et dans l’exigence, et prend une part essentielle dans la réussite de cette production, au service de l’art et du spectateur, sans esbroufe. Il mérite aussi d’être salué pour cela.


Il va sans dire qu’une telle production ne laisse pas le spectateur indifférent, tant s’en faut. On en ressort bouleversé. Si certains éléments en sont incohérents, le public nancéen applaudit à tout rompre en multipliant les rappels, même en matinée.



Philippe Manoli

 

 

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