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De l’épique à l’intime

Paris
Palais Garnier
05/21/2021 -  et 23, 29* mai, 5, 13 juin 2021
Marc-André Dalbavie : Le Soulier de satin (création)
Eve-Maud Hubeaux (Dona Prouhèze), Luca Pisaroni (Don Rodrigue de Manacor), Marc Labonnette (Le père jésuite, Le roi d’Espagne, Saint Denys d’Athènes, Don Almagro, Second soldat), Yann Beuron (Don Pélage), Nicolas Cavallier (Don Balthazar, Saint Nicolas, Frère Léon), Jean-Sébastien Bou (Don Camille), Béatrice Uria-Monzon (Dona Isabel, Dona Honoria, La religieuse), Eric Huchet (Le sergent napolitain, Le capitaine, Don Rodilard, Premier soldat), Vannina Santoni (Dona Musique, La bouchère), Max Emanuel Cencic (L’ange gardien, Saint Jacques, Saint Adlibitum), Julien Dran (Le vice-roi de Naples, Saint Boniface, Don Ramire), Camille Poul (Dona Sept-Epées), Yann-Joël Collin (L’irrépressible, Don Fernand), Cyril Bothorel (L’annoncier, Le chancelier, Don Léopold), Yuming Hey (Le Chinois Isidore), Mélody Pini (La noire Jobarbara, La logeuse), Fanny Ardant (La lune), Marianne Croux, Andrea Cueva Molnar, Alexandra Flood, Kseniia Proshina, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Marine Chagnon, Lise Nougier, Cornelia Oncioiu, Ramya Roy (Voix de la procession)
Frédéric Laroque, Sylvie Sentenac (violon), Jean-Charles Monciero (alto), Cyrille Lacrouts (violoncelle), Jean-Marc Zvellenreuther (guitare), Orchestre de l’Opéra national de Paris, Marc-André Dalbavie (direction musicale)
Stanislas Nordey (mise en scène), Emmanuel Clolus (décors), Raoul Fernandez (costumes), Philippe Berthomé (lumières), Stéphane Pougnand (vidéo), Daniele Guaschino (création sonore), Loïc Touzé (chorégraphie), Claire Ingrid Cottanceau (collaboration artistique à la mise en scène), Raphaèle Fleury (dramaturgie)


E.-M. Hubeaux, V. Santoni (© Elisa Haberer/Opéra national de Paris)


Après Trompe-la-Mort d’après Balzac de Luca Francesconi en 2017 et Bérénice d’après Racine de Michael Jarrell en 2018, son cahier des charges impliquant une création annuelle, l’Opéra de Paris poursuit le cycle sur la littérature française lancé par son précédent directeur avec Le Soulier de satin de Paul Claudel.


Commande au compositeur français Marc André Dalbavie (né en 1960) dont c’est le troisième opéra (il avoue cinq ans de travail sur ce dernier), il s’agit, pour la réouverture du Palais Garnier après un an de silence, du défi colossal de mettre en musique un monument de la littérature théâtrale du XXe siècle. Est relatée en quatre journées et onze heures de spectacle la poursuite amoureuse dans le XVIe siècle des conquistadors en voie de mondialisation et par-delà les mers, de deux nobles espagnols: Dona Prouhèze, femme d’un conseiller du roi vit son amour pour Don Rodrigue, Grand d’Espagne et futur vice-roi des Indes, sur un mode très mystico-poétique imprégné du catholicisme conservateur de l’auteur, dont le proverbe portugais placé en exergue de la pièce «Dieu écrit droit avec des lignes courbes» donne une prémonition. Ramené à six heures de spectacle (quatre heures quarante de musique) qui passent comme un souffle, ce Soulier, version opéra, est un exploit grâce en grande partie à la réalisation de Raphaèle Fleury, qui a extrait l’essentiel du drame pour en faire un livret fluide mêlant subtilement les parties purement théâtrales et les dialogues chantés.


Stanislas Nordey a réalisé un spectacle de toute beauté dont la mise en scène limpide et efficace respecte à la lettre les didascalies de l’auteur. Le décor minimaliste mais très évocateur signé Emmanuel Clolus utilise des toiles de maîtres du Siècle d’or espagnol et des accessoires de théâtre de foire, avec un soupçon de vidéo, les éclairages virtuoses de Philippe Berthomé et de splendides costumes d’époque de Raoul Fernandez agrémentés de fantaisie pour la partie baroque et comique de la pièce. Ne cherchant pas à surcharger la pièce déjà richement symbolique et dramaturgiquement hyperstructurée, le metteur en scène s’est fait le passeur «de l’épique à l’intime» d’un texte touffu et qui, selon l’avertissement de Claudel, a pour scène le monde. Sa direction d’acteurs est très pointue, toujours au plus près de l’émotion et la réalisation de certaines scènes réputées irréalisables constitue autant de véritables trouvailles comme celle de L’Ombre double, dont le sublime dialogue est projeté sur le fond de scène, et celle de La Lune, certainement la plus poétique de l’œuvre, dite avec une intelligence souveraine par Fanny Ardant.


Marc André Dalbavie a composé une musique étrange qui oscille entre son symphonique et son électronique, qu’il dirige lui-même à la tête d’un orchestre admirable, convoquant des instruments des quatre continents visités par le drame (cymbalum, cloches, éléments du gamelan, percussions antillaises...) dans une esthétique post-atonale qui soutient le drame, lui donne un squelette robuste et a surtout l’immense mérite de révéler et mettre en lumière toute la musique que contient dans ses fibres la prosodie claudélienne. Une musique qui s’inscrit dans le temps du théâtre avec une approche quasi cinématographique. Aussi importante, la gamme de possibilités utilisée pour le chant déployait tout le spectre de la vocalité. Parlé pur et parlando musical, Sprechgesang à la manière de Berg, chant parodique mais surtout un chant constamment lyrique empruntant autant à la manière du chant debussyste que de celui de Poulenc. Il n’est pas étrange que les deux chefs-d’œuvre de l’opéra français du XXe siècle que sont Pelléas et Dialogues de carmélites se reflètent constamment dans cette œuvre aussi postmédiévale que mystique.


Quasiment tous les interprètes en sont des chanteurs et comédiens français. Le spectacle est encadré et soutenu par quatre comédiens admirables: Yann-Joël Collin (L’Irrépressible) et Cyril Bothorel (L’Annoncier), qui jouent aussi d’autres rôles parlés (respectivement Don Fernand et Don Léopold), Yuming Hey étourdissant Serviteur chinois et Mélody Pini la Noire Jobarbara. Ils apportent à la partie purement théâtrale du spectacle, si totalement intriquée à la partie lyrique, un professionnalisme qui fait si souvent défaut à l’opéra quand on mêle les deux genres. Eve-Maud Hubeaux domine la distribution avec une Dona Prouhèze incandescente au registre vocal semblant infini; il est dommage que sa prononciation et une certaine usure vocale disqualifiaient le Don Rodrigue de Luca Pisaroni, dont la stature dramatique était exemplaire. Magnifique aussi la Dona Musique vibrante de lyrisme de Vannina Santoni et la très fraîche incarnation de Camille Poul en Dona Sept-Epées. Yann Beuron se distinguait en Don Pélage (hélas, la tradition opérette refait surface dans les dialogues parlés...) ainsi que Jean-Sébastien Bou en Don Camille. Plusieurs chanteurs tiraient un parti superbe de rôles secondaires très typés comme Marc Labonnette en Père Jésuite, Nicolas Cavallier en Frère Léon et Béatrice Uria-Monzon en Dona Honoria. Max Emmanuel Cencic, qui débutait dans une maison pour laquelle son volume vocal est problématique (il n’aurait pas été étrange de le sonoriser comme on l’a fait pour le personnage parlé du Chinois dans un univers sonore si teinté d’électronique), mais son interprétation de L’Ange gardien dans la scène clé de l’annonce de la mort à Prouhèze était impeccable.


Cette mise en opéra, rendue possible grâce à l’approbatur de l’indivision Paul Claudel, est une réussite totale dont on conseille beaucoup le visionnage, fût-ce de façon fragmentée, à ceux et celles que la longueur du spectacle désespèrerait d’avance, gratuitement sur www.chezsoi.operadeparis.fr et sur medici.tv à partir du 13 juin à 14 heures 30.



Olivier Brunel

 

 

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