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Rusalka marche vers l’horizon

Madrid
Teatro Real
11/12/2020 -  et 13, 14*, 15, 16, 22, 24, 25, 26, 27 novembre 2020
Antonín Dvorák: Rusalka, opus 114, B. 203
Asmik Grigorian*/Olesya Golovneva (Rusalka), Eric Cutler*/David Butt Philip (Le Prince), Karita Mattila*/Rebecca von Lipinski (La Princesse étrangère), Maxim Kuzmin-Karavaev*/Andreas Bauer Kanabas (L’Ondin), Katarina Dalayman*/Okka von der Damerau (Jezibaba), Sebastià Peris (Le chasseur), Manel Esteve (Le garde forestier), Juliette Mars (Le garçon de cuisine), Julietta Aleksanyan, Rachel Kelly, Alyona Abramova (Nymphes)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Ivor Bolton (direction musicale)
Christof Loy (mise en scène), Johannes Leiacker (décors), Ursula Renzenbrink (costumes), Bernd Purkrabek (lumières), Klevis Elmazaj (chorégraphie)


E. Cutler, A. Grigorian (© Monika Rittershaus)


Le Teatro Real a pris toutes les précautions possibles pour nous présenter une mise en scène sans masques, voire avec des rapprochements, des accolades, des baisers...


Il semble que le conte de fées, à l’opéra, appartienne à un temps révolu. Mais Christof Loy n’a pas eu besoin de mettre ses personnages, sa nymphe, sur un divan ou dans un asile d’aliénés. Le mystère de Rusalka n’est plus un conte; mais ce n’est plus un syndrome. Cela ressemble, cette fois-ci, à un douloureux apprentissage. Rusalka, infirme, ne peut pas danser comme ses sœurs, filles du Rhin plus que joyeux esprits enfantins des eaux. Rusalka renonce à l’immortalité mais pour marcher et danser et devenir humaine. C’est l’amour et c’est le dépassement. L’Ondin, protecteur, clame le malheur à intervalles réguliers. Jezibaba permet et provoque le changement, la métamorphose, mais elle impose un tribut: la voix. Rusalka marche, Rusalka danse, tout comme ses sœurs, mais elle ne parle pas, elle ne chante pas. Le premier duo d’amour est un chant du Prince et une réponse muette de Rusalka, une ébauche de danse sans paroles d’amour.


Au premier acte, le conflit avec l’entourage doux, protecteur: ce monde-là ne suffit pas, il faut fuir de chez nous vers les dangers de l’humain aux pas graciles de la danse. Deuxième acte, la crise: la déception, l’insuffisance de la vie commune, dans un milieu trop divers, voire nuisible, le rêve montre son impossibilité; ici, le bal devient un acte violent, une débauche est dessinée dans la férocité de la chorégraphie des jeunes invités de la cour de Prince, trop pour Rusalka, tout comme l’attitude de la Princesse étrangère, qui fouine, qui s’immisce dans la vie du Prince et harcèle la jeune fille. Acte III: ce qu’on appelle la catastrophe, chez Dvorák en forme de duo d’amour et de mort, proche parent du Liebestod, mais résolu par Loy dans un sens différent. Rusalka s’en va. Loin. Au delà des rochers qui marquent dans cette scénographie les limites du royaume des eaux, des bois, de la nature, de l’Ondin. N’oublions pas qu’elle a quitté juste avant le royaume du Prince, qu’ils chantent l’un avec l’autre pour la première fois, et cette fois-là mène à la catastrophe et la mort. Rusalka quitte aussi le corps du Prince et marche vers un horizon sans promesses, et elle marche vers l’inconnu, sans garanties. L’apprentissage dissimule les magies dont la vie se sert pour nous chuchoter les voies, les chemins.


Alors, sommes-nous déjà dans un autre conte? Certes, les sens cachés des contes ne sont pas obligatoirement ceux que Bruno Bettelheim a imaginés il y a presque un demi-siècle (The Uses of Enchantement, et non pas Psychanalyse des contes des fées, comme cela a été traduit en France, en Espagne et ailleurs). Christof Loy cherche une des vérités cachées dans toutes les histoires. Ce n’est pas une invention gratuite, mais une trouvaille après avoir pénétré les sens visibles de la fable. Loy montre les deux mondes, mais pour ce qui est des décors et même des lumières, ils paraissent trop proches; ni les uns ni les autres ne révèlent beaucoup les grandes différences entre les deux mondes: magie et cour, Ondin et Prince, chant à la lune et chasse du beau daim mort dans le dernier tableau. Aurait-il fallu s’éloigner davantage de l’identité de base des décors de ces deux mondes? Il aurait suffi avec les lumières et les couleurs, tout comme la partition le suggère dans ses basses énigmatiques, ses rythmes tout à coup dansants, les caractères pleinement définis des cinq personnages principaux, des trois nymphes (essentielles dans la version de Loy), voire des deux clowns, le garde forestier et son neveu le garçon de cuisine (rôle travesti), excellentes interprétations comiques de Manel Esteve et Juliette Mars.


Mais sur ce choix théâtral, pleinement réussi, il y a une distribution stupéfiante, allant bien au-delà des espoirs, surtout pour le trio Rusalka-Prince-Ondin. Il existe quelques captations vidéo de la soprano Asmik Grigorian, fille de deux voix importantes du répertoire russe, comme ses deux Tatiana de la Komische Oper de Berlin, sa Polina (Le Joueur de Prokofiev) de Vilnius, au début de cette même année 2020, sa Salomé de Salzbourg en 2018 ou sa Marie (Wozzeck). Sa voix puissante contraste avec son aspect fragile, un contraste important pour la définition visuelle de tous ces personnages, mais tout à fait idoine pour le rôle-titre de cet opéra de Dvorák. La puissance et le lyrisme, l’actrice et la construction du personnage, l’évolution de la voix de quelques nuances de soprano légère aux dessins d’une voix dramatique... Et en plus, elle danse; je ne sais pas si Asmik Grigorian peut danser Le Lac des cygnes mais elle danse, et sa danse – comme cela a déjà été remarqué – est la continuation de sa voix par d’autres moyens.


Rusalka, avant de se transcender avec la complicité de Jezibaba, marche à l’aide de béquilles. Le ténor Eric Cutler a été opéré du pied quelques jours avant la première, et il n’a pas voulu laisser le rôle. Et il entre en scène... à l’aide de béquilles. On a constaté partout le hasard poétique au-delà de toute manigance artistique. Pas de combine, mais le hasard et l’expressivité. Et le point d’honneur de Cutler, ténor dont le lyrisme s’exprime surtout dans l’exaltation des duos, celui du premier acte, sans la voix de l’aimée, et celui de sa mort, une mort voulue, cherchée. Grand, haut – sa présence accroît l’aspect délicat de Grigorian (la poétique de la fragilité?).


Maxim Kuzmin-Karavaev est un Ondin frôlant l’idéal, si cela existe, et ce malgré sa jeunesse, avec une voix profonde et un aspect de gentleman (en a-t-on fini d’une fois pour toutes avec les Ondins tortionnaires ou maquereaux, ces Ondins qui finissent toujours menottés?). Kuzmin-Karavaev, un Ondin à la voix aussi puissante que caressante pour Rusalka et ses sœurs (et pour nous aussi, surpris par sa prestation vocale) a été récemment Pimène, Oroveso et Arkel, trois écoles, trois styles. Je ne sais pas si l’Ondin est comme un sacre pour Kuzmin-Karavaev, mais il ne fait pas de doute que le rôle est un moment-clé dans la carrière de cette basse russe.


Katarina Dalayman fait de Jezibaba la propriétaire ou l’administratrice du théâtre où se développe cette fantaisie, ce parcours d’amour et de mort. Elle fait surtout de Jezibaba une «mise en garde», et pas un proche parent méchant et sans pitié. Son chant énonce une proposition claire et nette: «prends garde à toi», mais aussi «cela a un prix». Dalayman (Fricka, Amnéris, Hérodias, Clytemnestre, Kostelnicka) atteint un équilibre où le personnage ne se permet ni trop de tendresse, ni trop de cruautés. Une de ces voix graves conservant la couleur et la chaleur des héroïnes du champ opposé, les rivales, voire les comploteuses.


Karita Mattila est un luxe pour un rôle comme celui de la Princesse étrangère, une présence dramatique (dans ses machinations ou son ironie) et vocale pendant le deuxième acte. Son glamour, sa belle voix nous rappellent des moments très beaux vécus dans ce théâtre grâce à elle, comme son inoubliable Katia Kabanová de 2008 (Carsen, insurpassable), avant l’ouragan Mortier.


On a déjà vu les bonnes prestations comiques d’Esteve et de Mars. Il faut maintenant souligner l’importance des trois nymphes dans la production de Loy. Les trois nymphes chantent, dansent, se multiplient dans ses répliques dansantes au-delà de l’humain, elles ne sont plus les sœurs aux rôles secondaires, elles sont un modèle de santé et de grâce pour Rusalka, infirme, désolée. Trois voix belles, trois présences pleines de charme entre l’enfant et la jeune fille, voix claires, espiègles dans les multiples staccatos et la métrique agitée souvent associées à leur présence. Doublées par des danseuses graciles.


Sebastià Peris, le chasseur, est ici d’une importance considérable. Il chante son solo avec un lyrisme touchant, mais pendant l’action est un spectateur muet, mélancolique ou triste, témoin des malheurs et de l’aventure de Rusalka. On a l’impression que c’est lui qui comprend vraiment Rusalka, que Peris regarde comme nous regardons, émus, le sort de la nymphe-femme. Est-ce qu’il l’aime, en jongleur? Est-ce que nous aimons Rusalka?


Ivor Bolton accompagne et entoure avec un orchestre splendide la légende et le mythe, mais surtout le conflit et la narration. Il ne prête que peu d’attention à la première, puisque le concept théâtral en est éloigné. Il ne diffuse pas la chaleur d’antan mais il cherche une autre énigme que l’énigme d’antan. Le résultat: une beauté fuyant le frisson des bois et de l’eau, mais l’eau est là par la présence (lieu privilégié) de la harpe définissant le royaume du rôle-titre.


Enfin, une Rusalka où les noms slaves sont nombreux, comme on l’a vu, mais il faut se souvenir que Cutler est né dans l’Iowa et qu’Asmik Grigorian est la fille d’un Arménien et d’une Lituanienne. La grande réussite de cette très belle Rusalka appartient à ses interprètes vocaux et à la conception théâtrale de Christof Loy et de son équipe, éloignée des icônes traditionnelles, bien sûr, mais surtout de celles qu’on a considéré comme plus modernes ces dernières années.


Ce spectacle est une coproduction du Teatro Real avec Dresde, Bologne, Barcelone et Valence: il mérite d’être vu partout.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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