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Grenades sonores et expériences cosmique

Paris
Philharmonie
10/24/2020 -  
Karlheinz Stockhausen : Dienstag aus Licht
Elise Chauvin (Eva), Léa Trommenschlager (Eva, Pietà), Hubert Mayer (Michael, Général des troupes de Michael), Damien Pass (Lucifer, Général des troupes de Lucifer), Henri Deléger (Michaël, Premier combattant des troupes de Michaël), Mathieu Adam (Premier combattant des troupes de Lucifer), Sarah Kim (Synthi-Fou)
Florent Derex (projection sonore), Augustin Muller (réalisation informatique musicale), Le Jeune Chœur de Paris, Richard Wilberforce (chef de chœur), Le Balcon, Elèves du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, Maxime Pascal (direction musicale, conception du spectacle)
Damien Bigourdan (direction scénique, conception du spectacle), Nieto (création visuelle, conception du spectacle), Pascale Lavandier (costumes), Myrtille Debièvre (scénographie), Catherine Verheyde (création lumières)


(© Elise Lebaindre)


Après Donnerstag aus Licht à l’Opéra-Comique en 2018 et Samstag aus Licht à la Cité de la musique en 2019, le Festival d’Automne s’associe au Balcon et à la Philharmonie de Paris pour produire Dienstag aus Licht à la grande salle Pierre Boulez. Chronologiquement le troisième opéra composé (entre 1988 et 1991), Mardi de Lumière est le plus court du cycle Licht; mais pas le moins ambitieux: la musique électronique du second acte, Octophonie, «témoigne de mon expérience cosmique des années 1990-91», précise Stockhausen. Jour de mars et de la couleur rouge, il est avant tout celui du conflit entre Michaël et Lucifer.


A l’instar des autres journées, Dienstag commence par un «Salut», ici plongé dans la pénombre: à droite, le domaine de Lucifer et ses légions de trombones; sa devise: «Nous nions Dieu et l’au-delà». A gauche, un ensemble de neuf trompettes exhorte Michaël: «Rejoins-nous, aide-nous dans la lutte pour la lumière». Au centre, Eve (Cécile Chauvin), toute de blanc drapée, enjoint par trois fois aux belligérants de se réconcilier. Etagés aux premiers et aux seconds balcons, les chanteurs se font face, leurs pupitres éclairés comme autant de lucioles. Difficile, compte tenu de la volonté du compositeur-démiurge de tout contrôler au moyen d’une partition sur-nourrie, d’apprécier ce qui relève de la marge de liberté des interprètes; on se persuade que la gestique convulsée de Maxime Pascal (les mains peinturlurées en noir et le cheveu en bataille), comme sous l’emprise d’une sorte de transe, est un adjuvent de son cru...


«La Course des années» fait un pas de plus en direction du Gesamtkunstwerk, avec la présence de danseurs, chanteurs et acteurs, mais se joue sans chef. La temporalité y apparaît plus statique que dans «Le Voyage de Michaël autour de la terre» (au deuxième acte de Donnerstag aus Licht), en dépit des «tentations» initiées par Lucifer en vue d’interrompre le cours du temps. Commentés par l’arbitre (Thibaut Thezan, rôle parlé dont les sauts de registres enjambent crânement les octaves), ces éléments disruptifs – des fleurs, un charriot aux plats exquis, un singe dans une voiture et une mannequin se dénudant – agissent comme de petits îlots d’humour au sein d’une dramaturgie très ritualisée. Econome en mouvements, la mise en scène donne à voir quatre danseurs (allégorie du millénaire, du siècle, de la décennie et de l’année), chacun évoluant au milieu d’un cercle de couleurs différentes. L’orchestration de ce premier acte fut conçue à l’origine pour un ensemble de gagaku, avant d’être confiée à des instruments européens comprenant notamment un clavecin. En opposition aux scansions verticales de la grosse caisse et de la guitare, un consort d’instruments à vent formé de trois harmoniums, trois flûtes et trois saxophones imite les orgues à bouche et les hautbois en bambou typiques du théâtre japonais. Les années défilent au rythme des scansions, enregistrées par un compteur projeté sur le grand écran. On notera les échappées solistes d’un piccolo, associé à la coureuse des siècles, et d’un saxophone soprano, associé au coureur des décennies. «Michaël n’a aucune peur, aucune angoisse»: ainsi l’intéressé (sobre Hubert Mayer) relève-t-il le défi que lui lance Lucifer (charismatique Damien Pass) à la fin du premier acte.


«Invasion - Explosion avec Adieu», complété peu de temps avant que n’éclate la Guerre du Golfe, nous plonge en pleine guerre des mondes. On retrouve les interjections véhémentes des trombones et des trompettes du «Salut», baignées ici dans un magma électronique d’un genre inédit: cette musique, composée de huit pistes et projetée par huit groupes de haut-parleurs, consiste en huit couches individualisées et indépendantes dans leurs mouvements. «Il m’a fallu des mois pour réaliser ces mouvements sonores avec une technique nouvelle», confie Stockhausen, qui parle également de... «grenades sonores»! Immergé dans cet extraordinaire maelstrom, l’auditeur privilégie tour à tour une écoute globale et une écoute focalisée sur tel phénomène, tandis que des avions de chasse s’écrasent de tous côtés.


A l’issue de la seconde «Invasion», Michaël tombe à terre «et semble se détacher de son corps», lequel reste étendu dans les bras de l’infirmière-Pietà. Voici le cœur émotionnel de l’œuvre, moins duo que solo (de bugle) contrepointé par la vocalité mimétiques (sifflements, roulements de «r» façon flatterzunge, etc.) de la soprano Léa Trommenschlager – sculpture de Michel-Ange personnifiée. La maestria avec laquelle Henri Deléger joue de son instrument, modulant les lignes à l’aide de plusieurs sourdines, porte l’émotion. La belle création du vidéaste Nieto en offre de son côté un prolongement idoine. Fait alors irruption le personnage exubérant de Synthi-Fou: Sarah Kim, tel un disc jockey des temps futurs, officie au centre d’un arsenal de synthétiseurs disposé en fer à cheval. Maxime Pascal et le chœur la rejoignent pour l’«Explosion avec adieu» où fusionnent, en un climax impressionnant, les univers choraux, électroniques et visuels. Tout se résorbe petit à petit avant de finir enfoui dans les espaces indécis du rêve.


Une nouvelle réussite à mettre au crédit du Balcon, Maxim Pascal et Damien Bigourdan, dont la programmation de l’intégralité du cycle de Stockhausen d’ici l’automne 2024 s’impose d’ores et déjà comme l’un des événements artistiques majeurs de ce premier quart du XXIe siècle.



Jérémie Bigorie

 

 

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