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Grand opéra ou thriller sur Netflix ? Strasbourg Opéra national du Rhin 10/16/2020 - et 20*, 23, 25, 28 octobre (Strasbourg), 6, 8 novembre (Mulhouse) 2020 Camille Saint-Saëns : Samson et Dalila, opus 47 Massimo Giordano (Samson), Katarina Bradic (Dalila), Jean-Sébastien Bou (Le Grand Prêtre), Patrick Bolleire (Abimélech), Wojtek Smilek (Un vieillard hébreu), Damian Arnold (Un messager philistin), Néstor Galván (Premier Philistin), Damien Gastl (Second Philistin)
Chœur de l’Opéra national du Rhin, Alessandro Zuppardo (chef de chœur), Orchestre symphonique de Mulhouse, Ariane Matiakh (direction)
Marie-Eve Signeyrole (mise en scène et conception vidéo), Laurent La Rosa (coréalisation vidéo), Julie Compans (collaboration aux mouvements), Fabien Teigné (décors et costumes), Philippe Berthomé (lumières)
(© Klara Beck)
En France, dans la décennie 2020, en pleine campagne présidentielle. Dagon, président du Parti des conservateurs, fait figure de favori, secondé par une équipe dynamique, composée notamment d’Abimelech, porte-parole, de Grand Prêtre, conseiller politique, des Philistins, secrétaires du parti, ainsi que de Dalila, directrice de campagne. Le camp opposé, issu de récentes insurrections de rue, s’est fédéré en Mouvement des insurgés, avec pour secrétaire général le vieil Hébreu et pour chef de file Samson, trublion à la popularité grandissante, maquillé comme le Joker de Batman. Victime dans le passé de violences policières et traumatisé du dos, Samson se déplace à présent pour l’essentiel en fauteuil roulant, toujours escorté de quelques partisans, dont un garde du corps à l’impressionnante musculature. Le problème est que la rumeur d’une liaison entre Dalila et Samson commence à circuler, scandale que la presse ne se prive pas de commenter largement. Ce faux pas va-t-il ruiner la carrière politique de Samson, porteur de l’espoir de tout un peuple ?
Non, ce n’est pas le scénario d’une nouvelle série Netflix, mais bien ce qu’on peut réussir à tirer de Samson et Dalila de Saint-Saëns. Ou comment transformer un opéra facilement plombé par ses allures de péplum en thriller politique à rebondissements. Après le traitement de choc réservé au Don Giovanni de Mozart à l’Opéra du Rhin l’an dernier, Marie-Eve Signeyrole récidive avec cette production d’une grande cohérence, structurée par une utilisation virtuose de la vidéo. Ici l’image est au centre de toutes les préoccupations, avec chaque personnage filmé en permanence par une équipe de vidéastes. L’écran qui barre la partie supérieure du cadre de scène nous retransmet toutes ces physionomies, mimiques tantôt intimes, révélatrices involontaires de conflits intérieurs, tantôt soigneusement étudiées, en vue d’un impact médiatique maximal.
Ici pas de chevelure dopante pour Samson. La force du héros n’est pas musculaire mais exclusivement politique, ascendant de meneur de foules relayé en particulier par son grimage protestataire. Pendant le duo d’amour du II Samson se démaquille, livre son visage à nu, gage de confiance qui lui sera fatal. Incarnation complexe aussi pour Dalila, personnage d’ambitieuse très consciente de ses atouts physiques, mais dont les sentiments à l’égard de Samson ne sont pas exclusivement factices, ce que les images en gros plan de son visage continuellement télégénique nous restituent bien. Soulignons au passage la qualité technique de ces images, bien cadrées et stables, avec malheureusement toujours le défaut d’arriver sur l’écran avec une fraction de seconde de retard sur le chant, latence inévitable mais qui peut gêner. Entre l’opéra conventionnel en bas et l’aspect davantage «série télévisuelle» du spectacle en haut, avouons que le regard se retrouve le plus souvent capté par l’écran, et encore davantage quand les images divergent, en nous apportant d’autres informations ou angles de vision par rapport à la scène frontale. Là le projet peut vraiment devenir très fort.
Cela dit, le scénario diffère tellement de l’opéra original qu’il ne fait plus que l’utiliser comme une «bande-son», sur laquelle l’équipe scénique colle des images qui n’ont guère de rapport, si ce n’est au second degré. Autre objection : l’aspect de pamphlet sociétal est parfois un peu lourd, mise en boîte d’un système politique opportuniste qui cherche avant tout à se vendre en période électorale, en faisant fi des avertissements que la rue profère avec force pancartes et jets de pavés. Mais l’efficacité dramatique de la mise en œuvre est souvent probante, a fortiori quand on garde en mémoire ce qui peut se passer dans les productions conventionnelles de Samson et Dalila.
Créditons de surcroît Marie-Eve Signeyrole de ne jamais modifier le texte chanté, même quand par exemple le Grand Prêtre annonce à Dalila «J’ai gravi la montagne pour venir jusqu’à toi», alors qu’il arrive du bureau d’à côté. Des défauts de cohésion bien assumés, mais qui suscitent parfois l’hilarité, en particulier dans les nombreuses rangées occupées ce soir par un auditoire jeune. Quelle est le ressenti de ce public vierge, qui baigne quotidiennement dans un univers saturé d’images et de réseaux sociaux, face à cette fiction à la fois très ressemblante et quand même encombrée de quelques gros problèmes résiduels de vraisemblance ? On peut se poser la question. Mais pour des initiés de plus longue date au monde de l’opéra, le tour de force paraît époustouflant et surtout d’une invention perpétuellement renouvelée. Même pour les séquences de ballet, moments d’achoppement pénibles dans les productions conventionnelles, les expédients sont efficaces, l’intelligence des propositions développées dans la célèbre Bacchanale du troisième acte méritant un vrai coup de chapeau.
(© Klara Beck)
Casting évidemment crucial en matière de crédibilité physique, dans un travail à ce point centré sur les messages politiques véhiculés par l’apparence. Mezzo plutôt générique, Katarina Bradic n’a une voix ni pulpeuse ni particulièrement envoûtante, mais sa Dalila, en prise de rôle, cadre idéalement avec le concept : impossible de quitter des yeux cette silhouette longiligne qui porte tailleur et escarpins avec une classe innée, ni ce visage étrange aux pommettes marquées et aux masséters carnassiers. Un concentré de séduction vénéneuse, qu’il vaut mieux éviter de croiser de trop près. Formidable Grand Prêtre de Jean-Sébastien Bou, à la projection insolente et au français parfait, qui joue avec délectation son personnage d’homme de l’ombre, amoral et libidineux. Pour Samson, le choix des titulaires possibles était forcément plus limité, mais Massimo Giordano, un peu handicapé par son accent méditerranéen, fait mieux que simplement l’affaire : le timbre n’est pas d’une séduction extrême, mais globalement l’émission supporte les tensions de l’écriture sans faiblir. En revanche le vieillard hébreu de Wojtek Smilek, franchement pénible à écouter, donne l’impression d’avoir perdu sa juvénilité vocale depuis très très longtemps.
Répétée en période ascendante de la seconde vague épidémique de coronavirus, la scénographie a dû être adaptée, avec des chœurs qui occupent seuls les troisième et quatrième balcons du théâtre. Sur le plateau n’évoluent que les solistes et une vingtaine de figurants, ce qui accentue encore l’effet «bande-son» produit par cette partie musicale, laquelle souffre aussi qualitativement d’une trop grande dispersion des sources sonores. Au pupitre, Ariane Matiakh s’agite beaucoup mais il lui est difficile d’obtenir une synchronisation parfaite des chœurs avec l’orchestre. Et même en fosse, la distanciation joue des tours, avec notamment de vrais problèmes pour assoir rythmiquement le prélude au premier chœur des Hébreux. On a d’autant plus l’occasion de s’en apercevoir que pour les besoins de la production, ce même prélude est rejoué avant chaque acte. Or à chaque fois c’est pareil : altos et violons ne sont jamais calés correctement par rapport aux quatre temps marqués par les cordes graves puis les vents. Par ailleurs, l’effectif orchestral est réduit, ce dont on ne s’aperçoit pas forcément, parce que l’Orchestre symphonique de Mulhouse se défend vaillamment pour compenser en jouant fort. Crise sanitaire rime ici avec expédients musicaux et grossissements du trait pour faire illusion, ce qui est dommage. Mais au moins a-t-on pu jouer ce grand opéra en temps de crise, ce qui est déjà un véritable exploit.
Laurent Barthel
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