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L’espoir inextinguible Baden-Baden Festspielhaus 10/08/2020 - et 9, 10, 11 octobre 2020 Ghost Light John Neumeier (chorégraphie, scénographie, costumes, lumières), Franz Schubert (musique)
Hamburg Ballett John Neumeier
David Fray (piano) (© Kiran West)
«J’ai divisé ma compagnie en petits groupes, afin que l’élaboration de mon nouveau ballet puisse s’effectuer comme une sorte de puzzle : des fragments isolés conçus pour des danseurs ne pouvant en aucun cas entrer les uns les autres en contact physique direct. Il y a quand même des pas de deux, mais qui ne peuvent être exécutés que par les membres de la compagnie qui vivent en couple, car dans ces cas-là il reste permis de se toucher...». Un scénario de science-fiction post-apocalyptique original, riche en virtualités et en sujets de réflexion ? En fait il s’agit juste de l’histoire bien réelle du dernier ballet de John Neumeier, et par extension celle de notre époque, pas moins étrange. Ghost Light, créé début septembre à Hambourg est le premier nouveau projet dansé de grande envergure qui ait pu être mené à terme après six mois de fermeture totale des théâtres pour cause de pandémie, fruit d’une intense réflexion pour sauver ce qui pouvait l’être en ces temps de crise. Mais aussi un travail d’un aboutissement quasi-miraculeux, le génie d’un chorégraphe d’à présent 81 ans y paraissant même d’une impressionnante juvénilité.
Fermeture totale le 14 mars 2020 à Hambourg, salles de répétitions vides, représentations et même répétitions impossibles : l’inconnu ! Une situation totalement inédite, a fortiori pour un monde de la danse où il faut s’entretenir physiquement tous les jours. Rapidement des solutions alternatives sont trouvées, dont des séances d’entraînement à distance, par internet, où les maîtres de ballet font travailler chaque danseur en privé, dans son salon ou sa cuisine. Ceci à toute heure, y compris d’ailleurs en pleine nuit, décalage horaire oblige, pour les élèves de la cosmopolite école de ballet de Hambourg, redisséminés chez eux dans le vaste monde. Mais dès la fin avril, les premiers jours d’assouplissement du confinement en Allemagne, John Neumeier peut commencer à faire répéter ses danseurs par petits groupes pour ce nouveau ballet, reflet des contraintes inédites du moment mais aussi réflexe de survie pour toute sa troupe: For my dancers. La dédicace de John Neumeier est toute simple, mais éloquente.
(© Kiran West)
Sur la scène du Festspielhaus de Baden-Baden, qui ce soir émerge lui aussi d’un long sommeil, et dans des conditions sanitaires drastiques (seulement 500 places vendues, contrôle systématique de la température à l’entrée, public masqué obligatoirement, au moins jusqu’à son fauteuil, personnel extrêmement protégé...) le dispositif se limite à un grand plancher rectangulaire, avec dans un coin cette Ghost Light, ampoule allumée qui donne son nom à la soirée. A gauche, le pianiste français David Fray s’installe avec ses partitions, seul soutien musical d’une soirée dédiée entièrement aux solitudes schubertiennes, Moments musicaux et Impromptus. Mais d’abord, dans le plus grand silence, au fond, comme des fantômes, apparaissent brièvement Anna Laudere et Edvin Revazov, dans leurs costumes de La Dame aux camélias, précisément le ballet de John Neumeier qui aurait dû être représenté ici à ces dates. Un répertoire passé du Ballet de Hambourg, évoqué aussi plus tard dans la soirée par d’autres silhouettes qui traverseront le plateau, comme brièvement projetées par notre mémoire collective : Casse-Noisette, Oratorio de Noël, Nijinsky...
(© Kiran West)
Toujours en silence arrivent quatre jeunes danseurs masculins, Christopher Evans, Atte Kilpinen, Aleix Martínez et Félix Paquet. Des tempéraments auxquels Neumeier laisse exprimer successivement, chacun à sa manière, une forme de détresse : attitudes par exemple raides, fières, droites, pour Félix Paquet, en revanche extrêmement anguleuses pour Aleix Martínez, dont les gestes semblent comme prisonniers d’un carcan, confinement d’une boîte rectangulaire dont il chercherait désespérément à sortir. C’est là sans doute la grande force de ce ballet : avoir pu dégager pour chacun des 55 danseurs qui y participent un mode d’expression qui lui soit propre, comme autant de trajectoires humaines qui se croisent à l’infini, en évitant sciemment de se rencontrer. Et quand, par extraordinaire dérogation, des couples se forment, la force des interactions coupe le souffle, notamment dans l’intense pas de deux masculin de David Rodriguez et Matias Oberlin, sur la musique comme suspendue dans le temps du Sixième Moment musical (merveilleux toucher de David Fray, tout en nuances, talent inépuisable pour approfondir des ambiances feutrées). Au fil de la soirée, la chorégraphie donne par moments l’impression de se construire davantage en numéros fermés, sur les Quatre Impromptus D. 899, comme si l’espoir d’un ballet plus organisé renaissait sur des ruines (jolie atmosphère pour le Deuxième, un peu plus viennoise, vaguement Ländler, ou encore ce formidable trio autour d’une chaise qu’on se lance à la volée, dans la partie médiane du Quatrième). Et grand tableau d’ensemble pour terminer, sur le premier mouvement de la Dix-huitième Sonate D. 894 : espace de plus en plus envahi, multitude de solos et de pas de deux qui s’entrecroisent. A quelque endroit où le regard se pose, le même niveau d’intensité, d’énergie, d’espoir... avant que tout s’éteigne et que seuls quelques danseurs aux visages graves se rassemblent autour de l’unique ampoule laissée en veilleuse.
(© Kiran West)
Cette lampe sur pied, dénommée « servante » chez nous, et Ghost Light dans les pays anglophones, en allusion aux fantômes qui viendraient répéter la nuit sur la scène vide, assure dans les théâtres une lumière faible mais permanente, dès qu’on ne s’y affaire plus. Une présence qu’on laisse allumée, quand il n’y a plus personne, symbole de pérennité, voire de réveil cyclique de l’activité le lendemain. L’idée de cette image fragile est venue à John Neumeier en lisant un article alarmiste du New York Times : à Broadway, où les théâtres continuent à rester fermés, ce sont rien moins que plusieurs dizaines de Ghost Lights qui continuent à éclairer en permanence la pénombre de plateaux déserts. Jusqu’à quand ?
Laurent Barthel
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