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Un Gantois au Congo Antwerp Opera Vlaanderen 02/02/2020 - et 4, 7, 9, (Antwerpen), 21, 23, 25, 28 février, 1er mars 2020 (Gent) Franz Schreker: Der Schmied von Gent Leigh Melrose (Smee), Kai Rüütel (Seine Frau), Vuvu Mpofu (Astarte), Michael J. Scott (Slimbroek), Daniel Arnaldos (Flipke), Nabil Suliman (Der Henker Jakob Hessels), Leon Kosavic (Herzog Alba), Ivan Thirion (Josef), Chia Fen Wu (Maria), Justin Hopkins (Petrus)
Koor Opera Vlaanderen, Jan Schweiger (chef de chœur), Symfonisch Orkest Opera Vlaanderen, Alejo Pérez (direction)
Ersan Mondtag (mise en scène, scénographie), Josa Marx (costumes), Rainer Casper (lumières)
(© Annemie Augustijns)
Durant son mandat, Aviel Khan a positionné l’Opéra des Flandres parmi les plus intéressantes maisons d’opéra, par l’intérêt des mises en scène et du répertoire. Son successeur, Jan Vandenhouwe, semble continuer sur cette lancée, et cette nouvelle production du Forgeron de Gand (1932) compte parmi les spectacles les plus épatants de ces dernières années sur cette scène. Le choix de cette œuvre rarissime de Franz Schreker confirme l’intérêt de cette maison depuis quelques années pour les œuvres méconnues de grands compositeurs autrichiens ayant vécu à cheval sur les dix-neuvième et vingtième siècles, après Le Roi Candaule de Zemlinsky en 2016 et Le Miracle d’Héliane de Korngold en 2017.
Le dernier opéra achevé de son auteur justifie l’importance des moyens, à commencer par la musique, dont les nombreux moments sublimes compensent quelques légères baisses d’inspiration, en particulier dans un troisième acte d’un éclectisme un peu désarçonnant. L’orchestration se révèle particulièrement dense et variée, le plus souvent très inspirée, la puissance du flux et la richesse des timbres nécessitant de solides voix capables de contrer cette musique agissant comme une lame de fond. L’orchestre, sous la direction d’Alejo Pérez, affiche, à ce titre, son meilleur niveau, en termes de vigueur, de cohésion et de beauté sonore. Le chef et ses troupes prennent cette rareté aussi au sérieux qu’un pilier du répertoire, ce qui lui rend justice. Le bilan musical paraît d’autant plus remarquable que les musiciens ne retourneront pas de sitôt à cet opéra, ce qui s’applique aussi aux choristes, une fois de plus formidables de tenue et d’engagement dans les saisissants tableaux que le compositeur leur consacre.
Le livret de ce Grosse Zauberoper, que Schreker voulait accessible à tous, tire son inspiration d’une légende flamande de Charles de Coster (1827-1879), auteur nettement plus connu des mélomanes pour Till l’Espiègle. Ersan Mondtag propose une interprétation originale et satirique de cette histoire compliquée et fantaisiste d’un forgeron durant le conflit au XVIe siècle entre la Flandre et l’occupant espagnol: en confrontation avec Slimbroek pour ses penchants politiques, Smee pactise avec le diable pour devenir riche et se rapprocher d’Astarté, mais au terme de son existence perfide, saint Pierre lui refuse l’entrée au paradis. L’apôtre ne constitue pas le seul personnage sacré de cet invraisemblable livret, quasiment impossible à résumer en quelques lignes, puisqu’apparaissent également un couple aussi illustre que Joseph et Marie, en plus d’une figure historique bien connue des Flamands, le duc d’Albe.
La scénographie joue ouvertement la carte de la fantaisie, avec une palette de couleurs franches, en particulier dans les costumes inventifs de Josa Marx. Les deux parties s’opposent assez nettement, avec pour la première, deux fois plus longue, un plateau tournant constitué de façades flamandes aux lignes difformes et d’une figure diabolique, dans une forteresse, tenant entre ses mains aux griffes crochues un nourrisson, et dont un tunnel traverse les entrailles. La seconde partie de ce spectacle captivant opte pour une tournure plus politique en dénonçant de manière parodique la colonisation belge du Congo, discours de Patrice Lumumba à l’appui. Sept ans se sont écoulés, et Smee porte cette fois les traits du souverain Léopold II, le forgeron opprimé devant en quelque sorte l’oppresseur. Dans une salle de musée exposant des peintures africaines contemporaines, à l’esthétique naïve et expressionniste, saint Pierre apparait régulièrement à l’encadrement d’une porte, celle du paradis – un running gag délirant. Cette mise en scène réjouissante déborde d’imagination et d’humour, et affiche à tous points de vue une maîtrise absolument stupéfiante, par ses aspects visuels inédits et sa direction d’acteur affûtée. Il est vrai que dans un tel livret, il suffit de se servir, mais pour sa première mise en scène d’opéra, hors norme par sa complexité et son originalité, Ersan Mondtag accomplit un véritable coup de maître, en mêlant habilement le premier degré avec la réflexion politique, dans un cocktail détonnant.
Cette production avec Mannheim, où les allusions au palais royal, qui apparaît sous la forme d’une maquette, et à Léopold II ne sembleront tout de même pas aussi évidentes, regroupe une distribution comme l’Opéra des Flandres en conserve le secret. Les interprètes se montrent une fois de plus aussi excellents chanteurs que comédiens, et il faut admettre que cette mise en scène ne les ménage pas, surtout le titulaire du rôle-titre, assumé par l’excellent Leigh Melrose. Il se voit secondé par des chanteurs déjà applaudis dans cette salle, comme Kai Rüütel, en femme de Smee, et le toujours aussi compétent Michael J. Scott en traître Slimbroek, et par d’autres découverts avec plaisir à cette occasion, comme l’impressionnante Sud-Africaine Vuvu Mpofu en Astarté. Saluons les incarnations de Justin Hopkins en Saint Pierre – noir de peau! – et celles d’Ivan Thirion et de Chia Fen Wu en Joseph et Marie, lesquels portent un enfant... de couleur. La qualité élevée des prestations vocales et théâtrales témoigne d’une préparation rigoureuse, tandis que le jeu d’acteur répond aux exigences du metteur en scène pour un résultat totalement fluide et crédible. Quelle musique, et quel spectacle!
Sébastien Foucart
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