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Paris risqués Strasbourg Opéra national du Rhin 01/26/2020 - et 29* janvier, 4, 7 (Strasbourg), 21, 23 (Mulhouse) février 2020 Richard Wagner : Parsifal Thomas Blondelle (Parsifal), Christianne Stotijn (Kundry), Ante Jerkunica (Gurnemanz), Markus Marquardt (Amfortas), Simon Bailey (Klingsor), Konstantin Gorny (Titurel), Francesca Sorteni, Anaïs Yvoz, Marta Bauzà, Julie Goussot, Claire Péron, Michaela Schneider (Filles-fleurs), Moritz Kallenberg, Gautier Joubert (Chevaliers du Graal), Michaela Schneider, Claire Péron, Tristan Blanchet, Thomas Kiechle (Ecuyers), Michaela Schneider (La Voix d’en-haut)
Chœur de l’Opéra national du Rhin, Alessandro Zuppardo (chef de chœur), Chœur de l’Opéra de Dijon, Anass Ismat (chef de chœur), Maîtrise de l’Opéra national du Rhin, Luciano Bibiloni (chef de chœur), Orchestre philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja (direction musicale)
Amon Miyamoto (mise en scène), Boris Kudlicka (décors), Kaspar Glarner (costumes), Felice Ross (lumières), Bartek Macias (vidéo)
(© Klara Beck)
Dans le prolongement du Pavillon d’or, principale réussite d’une première édition du «Festival Arsmondo» toute entière consacrée au Japon en 2018, la regrettée Eva Kleinitz souhaitait proposer à la même équipe scénographique un autre opéra, et cette fois un titre du grand répertoire. C’est sans doute la personnalité particulière d’Amon Miyamoto, homme de théâtre nippon réfléchi et subtil qu’elle appelait elle-même «Miyamoto-san», selon les usages déférents de ce Japon qui la passionnait tant, qui a incité Eva Kleinitz à lui laisser carte blanche pour ce Parsifal, projet insolite dont la cruelle maladie de la directrice de l’Opéra du Rhin ne lui aura finalement accordé d’apercevoir que les premières maquettes.
Démarche originale et sensible que de confier un ouvrage aussi encombré de symboles chrétiens à un intellectuel issu d’une toute autre culture, et d’autant plus stimulante que Wagner revendiquait lui-même dans son ultime opéra de nombreuses influences mystiques orientales. Somme toute l’espoir d'une relecture effectuée par l’autre bout de la lorgnette, avec des réflexes plus proches du bouddhisme et du shintoïsme que des parodies d’évangile qui ont souvent cours dans Parsifal ? On suppose que l’essentiel du pari d’Eva Kleinitz devait résider là, et dans une certaine mesure, il s’avère effectivement fécond. La sensibilité d’Amon Miyamoto est bien entrée en résonance avec le «panthéisme» tardif de Wagner, identification universelle avec une nature à la fois maternelle, nourricière, et lieu d’un éveil progressif à la connaissance voire à la conscience pure. Toutes les strates du livret paraissent avoir été minutieusement analysées, mais ce travail lucide ne débouche ni sur une scénographie très claire ni surtout bien organisée. Miyamoto ne choisit pas vraiment entre le musée contemporain dans lequel se déroulent les actes I et II et la jungle luxuriante et matricielle dans laquelle Parsifal s’engloutit à l’extrême fin du III, accompagné par un bienveillant dieu singe. Pulsions écologiques fortes (et très japonaises), avec des projections insistantes de notre planète bleue vue du ciel pendant l’Enchantement du Vendredi-Saint, mais aussi ethnocentrisme non moins fort d’un musée où se trouvent rassemblés de nombreux chefs-d’œuvre de l’art occidental (pour la plupart des représentations célèbres de la passion du Christ : Mantegna, Bosch, Giotto, van der Weyden, van Dyck...), lieu clos dans lequel les protagonistes se promènent la nuit, après la fermeture, comme des apparitions fantomatiques. Interaction de figurants, apparemment bien réels (un couple adultère d’employés du musée, un enfant en conflit ouvert avec sa mère coupable...) et de leurs reflets fictifs, chanteurs issus d’une métempsycose passablement compliquée, l’intrigue des actes I et II se joue dans ce musée aux cloisons tournantes et constamment changeantes (Boris Kudlicka, excellent décorateur, comme toujours) sans éviter quelques naïvetés voire parfois une certaine impression d’ennui. Mais il y a de belles idées, voire un peu de distanciation humoristique qui fonctionne bien, telle cette fin d’acte I où Parsifal tente de soustraire Amfortas à l’influence vampirisante (au sens premier du terme) des chevaliers du Graal : une réjouissante course en chaise roulante à travers un musée dépourvu d’issue, ces fuyards façon Indiana Jones retombant fatalement sur Gurnemanz une fois la dernière porte franchie. Et c’est sans doute au second degré aussi qu’il faut prendre cette scène des Filles-fleurs délibérément kitsch, avec ses voiles fuchsia agités en cadence sous une fleur d’orchidée géante dont la symbolique sexuelle n’échappe à personne. Jugé à l’aune d’une mise en scène conventionnelle, évidemment le résultat paraît hétéroclite, mais n’oublions pas les multiples outrages que subit Parsifal depuis trente ans dans les théâtres en particulier germaniques, ratiocinations spéculatives qui en comparaison font paraître ce travail au moins scrupuleusement droit dans ses intentions, voire d’une touchante sincérité candide.
L’autre pari, et celui-là malheureusement manqué, était de faire rentrer Parsifal dans la salle incommode de l’Opéra national du Rhin, gageure que les directions artistiques précédentes ont rarement tentée. La seule production satisfaisante dont on se souvienne à Strasbourg, mise en scène très correcte de Pierre Médecin en 1991, avait été délocalisée au Palais de la Musique, sur un plateau forcément exigu mais avec au moins une fosse du bon format pour l’orchestre, et l’ensemble sonnait bien. Dans la salle de l’Opéra, on ne note qu’en 2003 le passage d’une production ancienne de Klaus Michael Grüber, reprise à laquelle je n’ai pas assisté. Mon collègue d’Opéra International François Lehel y notait à l'époque un «très bel orchestre, mené avec une grande précision et efficacité» par Günther Neuhold, effectivement un chef de répertoire rompu à toutes les difficultés pratiques possibles. Cette fois, avec ce même Orchestre philharmonique de Strasbourg réduit à soixante-dix musiciens tassés dans un espace inconfortable, en sous-effectif de cordes manifeste – un soubassement bien chiche (on dénombre en tout quatre violoncelles et trois contrebasses...) –, il est difficile pour Marko Letonja d’obtenir un résultat à la hauteur de l’enjeu. Même en prenant le parti de la transparence et de l’allégement, voire en dirigeant plutôt vite, l’acoustique reste impitoyable, empêche la musique de s’épanouir à de trop nombreux moments, voire souligne chaque défaut résiduel (des accidents peu fréquents mais en ce cas franchement laids, surtout les trombones au début...). Si l’acte II s’en sort mieux, grâce à l’engagement passionné du chef, le III reste frustrant, avec un Prélude malingre et une apothéose qui manque de corps et d’envol. En effectif davantage compatible, le chœur réussit à sauver sa grande déploration de Titurel au III. En revanche il n’y a plus assez de place en coulisses pour loger les voix de la coupole dans les deux scènes du Graal, et les retransmettre en provenance d’une salle attenante à travers un système d’amplification qui délivre un son vilainement «chimique», n’est qu’un pis-aller regrettable.
Dommage aussi pour une distribution riche en tempéraments exceptionnels. Avec pour seul accroc la mezzo-soprano néerlandaise Christianne Stotijn, fascinante quand elle se limite à ses interventions rauques des actes I et III, mais dépassée au II, quand il s’agit de négocier des aigus qu’elle n’a pas, ou plus. On perd tout plaisir à l’écouter, à force de se cramponner à chaque fois qu’arrive un nouvel obstacle dont on sait d’avance qu’il va se révéler pénible. En revanche, même annoncé indisposé, le Parsifal de Thomas Blondelle est de haute volée : physique juvénile et crédible, voix élancée, peut-être plus percutante que réellement riche, mais là au moins un véritable agrément d’écoute fonctionne. De même que pour une intéressante série de voix graves. Passons sur les difficultés de Markus Marquardt : un Amfortas dont la voix détimbre et grelotte dès qu’elle est exposée, mais au moins le personnage est-il très creusé, avec des intonations émouvantes et un véritable investissement des mots. Pour le Gurnemanz de la basse croate Ante Jerkunica, c’est l’inverse : le timbre est d’une somptuosité à tomber à la renverse mais les phrases, correctement prononcées pourtant, ne touchent pas, faute de trouver une scansion allemande véritablement idiomatique. Aucun problème en revanche, ni de voix ni de prononciation, pour le somptueux Titurel de Konstantin Gorny (certes russe, mais acclimaté depuis si longtemps à Karlsruhe...) et le Klingsor particulièrement méchant et pugnace de Simon Bailey. Donc décidément, même si beaucoup d’intentions restent inabouties, on ne perd pas son temps au cours de cette ambitieuse soirée.
Laurent Barthel
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