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Un thriller haletant München Nationaltheater 02/01/2020 - et 4, 7, 9, 13, 16 février, 27, 29 juin 2020 «Judith»
Béla Bartók : Concerto pour orchestre Sz. 116, BB 123 – A kékszakállú herceg vára, opus 11, Sz. 48, BB 62 John Lundgren (Barbe-Bleue), Nina Stemme (Judith)
Bayerisches Staatsorchester, Oksana Lyniv (direction musicale)
Katie Mitchell (mise en scène), Alex Eales (décors), Sussie Juhlin-Wallén (costumes), Grant Gee (film), Ellie Thompson (vidéo), James Farncombe (lumières), Nikolaus Stenitzer (dramaturgie)
(© Wilfried Hösl)
La vague #MeToo n’épargne pas l’opéra. Pour Katie Mitchell, aucune femme ne pourrait aujourd’hui se retrouver de son propre gré dans la situation de Judith face à Barbe-Bleue, contrainte de suivre un inconnu dans sa demeure. Aussi la metteur en scène britannique s’est-elle employée à imaginer comment l’héroïne a pu en arriver là, dans un film réalisé par Grant Gee et projeté avant l’opéra Le Château de Barbe-Bleue, pendant que, dans la fosse de l’Opéra d’Etat de Bavière, les musiciens jouent le Concerto pour orchestre de Bartók. Sur un grand écran au-dessus de la scène, Judith est une détective qui enquête sur la disparition mystérieuse de trois jeunes femmes, toutes des call-girls blondes portant un pendentif en forme de croix. Après un recoupage minutieux, elle réussit à débusquer le coupable et se fait passer pour une escort sur un site de rencontres. Barbe-Bleue mord à l’hameçon, un rendez-vous est fixé et Judith se retrouve dans la voiture du Duc, qui la conduit chez lui. Le film se termine ici. Le Concerto pour orchestre, composé en 1943, durant l’exil américain de Bartók, est postérieur de près de vingt-cinq ans au Château de Barbe-Bleue. Les ressemblances sont pourtant nombreuses et le film est ingénieusement calqué sur l’œuvre, épousant avec précision ses inflexions et ses contrastes.
L’opéra débute par l’arrivée de la voiture de Barbe-Bleue dans le garage du Duc. Ce dernier descend du véhicule avec Judith et l’intrigue, qui avait commencé avec le film, se poursuit en direct cette fois. Les deux protagonistes passent successivement dans chacune des chambres qui composent le château, dans l’habile enfilade de pièces lugubres et froides conçue par Alex Eales. La chambre de torture devient ici une salle d’opération, et lorsque Barbe-Bleue décrit à Judith l’immensité du territoire sur lequel il règne, cette dernière est attachée à un fauteuil dans ce qui s’apparente à un simulateur de vol, des lunettes 3D aux yeux. Elle découvre ensuite les trois jeunes femmes ligotées, les libère et sort son pistolet pour tuer Barbe-Bleue, avant de rejoindre elle-même la sortie. Pour Katie Mitchell, une femme ne peut raisonnablement suivre un inconnu menaçant que pour sauver d’autres femmes. Quoi qu’il en soit, la metteur en scène a réussi un thriller haletant, que ne renierait pas Alfred Hitchcock.
Si la tension dramatique ne faiblit jamais tout au long de la soirée, le mérite en revient aussi à la direction musicale pulsante d’Oksana Lyniv, qui connaît bien l’Orchestre de l’Opéra d’Etat de Bavière pour avoir été l’assistante de Kirill Petrenko. Elle parvient à rendre avec autant de brio que de sensibilité les contrastes et les différentes tonalités des deux ouvrages de Bartók, en en faisant ressortir la poésie et le mystère. La chef est ovationnée au rideau final. La distribution vocale réunit John Lundgren (Barbe-Bleue) et Nina Stemme (Judith). Le premier incarne un Duc particulièrement expressif, tout d’abord froid et distant mais solide comme un roc, avant de finir par dévoiler sa fragilité et tomber dans le piège tendu par Judith. La seconde, avec sa voix puissante et sa projection insolente, campe, elle aussi, une femme distante et professionnelle, qui cependant, une fois entrée chez Barbe-Bleue, se rend compte du danger de la situation et éprouve de la peur avant de reprendre le dessus. Deux superbes incarnations vocales qui ont contribué au succès de la soirée.
Claudio Poloni
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