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Le Créateur à l’heure viennoise Strasbourg Palais de la Musique 12/19/2019 - Joseph Haydn : Die Schöpfung Léonie Renaud (soprano), Bernard Richter (ténor), Christoph Filler (baryton)
Chœur philharmonique de Strasbourg, Catherine Boltzinger (chef de chœur), Orchestre philharmonique de Strasbourg, Theodor Guschlbauer (direction) (© Gregory Massat)
Theodor Guschlbauer est resté à la tête de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg pendant quatorze ans, de 1983 à 1997, mandat qui n’a pas été forcément parmi les plus concluants en termes de travail de fond, mais dont on se souvient au moins pour ses constantes réussites dans le domaine du classicisme viennois. Certes des moments d’histoire ancienne maintenant, mais à l’époque ces représentations d’opéras de Mozart et d’oratorios de Haydn brillaient par une fluidité et une impression d’évidence peu communes. Et aujourd’hui, alors que trois autres directeurs musicaux sont déjà passés à la tête d’un orchestre qui a de surcroît beaucoup changé de physionomie, il est tout à fait intéressant de constater que Theodor Guschlbauer, octogénaire qui ne mène plus qu’une carrière relativement épisodique maintenant, parvient à retrouver très vite un résultat analogue à ces interprétations d’il y a trente ans.
Ce qui frappe le plus dans cette Création, c’est son absence de crispation. Tout s’y enchaîne avec une merveilleuse fluidité, sans jamais qu’on y reste accroché par tel ou tel accent proéminent. Même les nombreux détails de mise en scène sonore y restent tous contenus dans une vision globale où les hiérarchies ne sont jamais bousculées. Le meilleur exemple est évidemment le fortissimo choral et orchestral sur « Licht », dans le N° 2, moment spectaculaire où nombre de chefs se sentent autorisés à déclencher brutalement un charivari digne d’un Festival Hoffnung, sans doute afin de matérialiser de façon plus aveuglante la création de la lumière par l’Eternel. Ici le son reste rond, plein, d’une puissance impeccablement contrôlée à tous les étages. Même chose pour un chaos initial où cette désorganisation de l’« avant » reste purement harmonique, sans aucune tentation de recourir à des effets d’attaques criards ou des timbres bizarres. Theodor Guschlbauer, qui a manifestement horreur de « décorer » cette musique, préfère installer toute la Création dans une certaine bonhommie, où tout est à sa place et respire avec un parfait naturel. Au vu de la place particulière occupée par cet oratorio de grandes dimensions dans la carrière de Haydn, moment de consécration et de reconnaissance par l’Europe entière, on peut juger l’attitude réductrice, mais par d’autres aspects, elle nous paraît tellement bien coller avec la foi toute simple et évidente d’un «Papa Haydn» parvenu aux plus sereines expressions d’un génie dépourvu de toute ostentation, qu’on adhère volontiers à cette vision.
Alternativement debout ou assis, pour accompagner de brefs récitatifs au clavecin, Theodor Guschlbauer bénéficie d’un véritable engagement affectif de la part de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg. L’effectif est relativement nourri mais tout paraît tellement bien contrôlé, avec un sens de l’écoute mutuelle qui ne se relâche jamais, que l’ensemble reste idéalement aéré voire charmeur. Véritablement un esprit viennois : le terme est galvaudé mais on n’en trouve décidément pas de meilleur. Même luminosité sans lourdeur pour le Chœur philharmonique de Strasbourg, que Catherine Boltzinger a fait apparemment beaucoup travailler dans le sens d’une plus grande lisibilité de la polyphonie. Pour une formation d’amateurs qui compte dans ses rangs presque 90 membres, le résultat est remarquable (avec en particulier des sopranos pas déstabilisées du tout), et nous rappelle à bon escient qu’il y a encore une place, au moins dans les grands oratorios et messes à l‘aurore du romantisme, pour des effectifs qui ne soient ni anémiques ni décharnés.
Les trois solistes, à l’allemand assez généralement clair, opportunément relayé si besoin par un sur-titrage au dessus du plateau, paraissent moins en situation, à moins qu’ils soient simplement mal assortis. L’émission du ténor suisse Bernard Richter sonne avec beaucoup de vigueur et les couleurs de la voix sont belles, mais on est plutôt en présence ici d’un Tamino voire d’un futur Florestan que d’un ténor de demi-caractère. A ses côtés l’Autrichien Christoph Filler manque d’ampleur, voix de baryton assez claire, qui n’assoit que progressivement son autorité (Adam, en seconde partie, paraît mieux lui convenir). Quant à la soprano suisse Léonie Renaud, son timbre devient relativement ténu voire acide dans l’aigu, ce qui compromet beaucoup le charme de son chant, à beaucoup de moments-clés où il nous faudrait la luminosité d’un véritable soprano lyrique mozartien. Une catégorie du reste curieusement sous-représentée dans les castings en ce moment : où est passée la relève des Bonney, Donath, Janowitz, Mathis, voire Te Kanawa de naguère ? Décidément, qu'il est devenu difficile de distribuer correctement une Comtesse, une Donna Elvira, une Fiordiligi ou même une Pamina (un rôle devenu par défaut chasse gardée pour les doloristes anorexiques)! On n’a plus que de jolies Despina et Blondchen à aligner dans tout ce répertoire, et il faudrait quand même qu’on finisse par se demander pourquoi.
Laurent Barthel
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