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La maison du deuil impossible München Nationaltheater 11/18/2019 - et 22, 26 novembre, 1er*, 6, 11 décembre 2019, 19 juillet 2020 Erich Wolfgang Korngold : Die tote Stadt, opus 12 Jonas Kaufmann (Paul), Marlis Petersen (Marietta/Die Erscheinung Mariens), Andrzej Filonczyk (Frank/Fritz), Jennifer Johnston (Brigitta), Mirjam Mesak (Juliette), Corinna Scheurle (Lucienne), Manuel Günther (Gaston/Victorin), Dean Power (Graf Albert)
Chor und Kinderchor der Bayerischen Staatsoper, Stellario Fagone (préparation), Bayerisches Staatsorchester, Kirill Petrenko (direction musicale)
Simon Stone (mise en scène), Maria-Magdalena Kwaschik (collaboration à la mise en scène), Ralph Myers (décors), Mel Page (costumes), Roland Edrich (lumières), Lukas Leipfinger (dramaturgie)
J. Kaufmann, M. Petersen (© Wilfried Hösl)
Il est des soirs à l’opéra où l’alchimie opère parfaitement, où l’intelligence de la mise en scène s’allie à une distribution vocale de haut vol et un orchestre en forme superlative pour aboutir à un spectacle d’anthologie. Les représentations de La Ville morte à Munich en font partie ; elles resteront à n’en pas douter comme l’un des moments forts de la saison 2019-2020. La mise en scène – qui a le mérite d’être parfaitement lisible – est une reprise de la production imaginée par Simon Stone pour Bâle (sa ville natale) en 2016. Comme décor, pas de Bruges du XIXe siècle noyée sous la brume de ses canaux, mais une maison moderne laissant apparaître une enfilade de pièces. Paul y habite dans le souvenir de Marie, qu’il a follement aimée mais qui est morte d’un cancer (la mise en scène est explicite, alors que le livret ne dit rien de la cause du décès). Il peine à faire son deuil et végète replié sur lui-même, parmi les souvenirs : il a tapissé les murs d’une petite chambre de photos de sa femme et rempli les tiroirs d’objets qui lui ont appartenu. La maison symbolise le cerveau de Paul : si, au début du spectacle, tout est parfaitement agencé et ordonné dans les différentes pièces, celles-ci vont par la suite se détacher et se disloquer, avec des chambres aux portes cloisonnées, comme une métaphore des tourments et des fissures de l’âme de Paul à partir du moment où il croise Marietta, une jeune femme gaie et lumineuse, qui ressemble étrangement à Marie. Au point qu’il l’a prend pour elle ou veut croire qu’il s’agit d’elle. Marie et Marietta sont aussi démultipliées sur scène pour encore mieux souligner le désarroi de Paul. Celui-ci finit par tuer Marietta avant que les choses redeviennent comme avant, que la maison retrouve l’ordre et l’agencement du début. Quand, finalement, Marietta repart sur son vélo, on comprend que tout n’est qu’un rêve. Un « thriller » qui tient le public en haleine de bout en bout. Les références cinématographiques sont d’ailleurs nombreuses, avec les affiches de Pierrot le Fou et de Blow-Up ornant les murs de la maison. Simon Stone a aussi fourni un magnifique travail de direction d’acteurs, caractérisant finement chaque protagoniste. En 2016, Die tote Stadt était sa première production lyrique. Trois ans plus tard, le jeune Australien est tellement courtisé par les théâtres du monde entier qu’il n’a pas pu rester longtemps à Munich pour retravailler son spectacle, laissant à une assistante, Maria-Magdalena Kwaschik, le soin de régler cette reprise sur la scène du Nationaltheater, bien plus grande que le plateau du Théâtre de Bâle.
Erich Wolfgang Korngold a composé Die tote Stadt en 1919, à l’âge de 22 ans. La partition, qui a l’impétuosité de la jeunesse, foisonnante et luxuriante, n’est pas sans rappeler Strauss et Puccini. A la tête du Bayerisches Staatsorchester, Kirill Petrenko en exalte les couleurs et la richesse des harmoniques, sans pourtant jamais tomber dans le pathos et le sentimentalisme. Mais surtout - et c'est là son plus grand mérite - il en rend les passages lyriques ainsi que les moments intimes et sensuels avec une douceur infinie, comme autant de caresses. Le célèbre duo du premier acte entre Paul et Marietta provoque des frissons. Les rôles principaux, Paul et Marietta/Marie, sont incarnés par Jonas Kaufmann et Marlis Petersen, qui livrent tous les deux une prestation tout simplement exceptionnelle, tant ils ne font qu’un avec leur personnage respectif, voix et gestes à l’unisson. Jonas Kaufmann est un Paul particulièrement sombre et torturé, sur scène de bout en bout. Son art des nuances et ses mezze voci, notamment dans l’aigu (extrêmement sollicité), rendent à merveille la fragilité et les tourments du veuf endeuillé. Marlis Petersen est une véritable « bête de scène », incarnant avec une aisance sidérante une Marietta espiègle et insouciante avant de devenir une Marie figée, en stade terminal. Sa présence scénique magnétique confère une forte charge émotionnelle à chacune de ses interventions. Parmi les rôles secondaires, tous dignement tenus, on retient surtout la Brigitta au caractère bien trempé de Jennifer Johnston. Oui, il est des soirs à l’opéra où l’alchimie opère parfaitement.
Claudio Poloni
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