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Une interprétation creusée pour une icône mise à nu

Bruxelles
La Monnaie
11/05/2019 -  et 6, 7, 8*, 10, 12 novembre 2019
Arthur Honegger: Jeanne d’Arc au bûcher, H. 99
Audrey Bonnet (Jeanne d’Arc), Sébastien Dutrieux (Frère Dominique), Ilse Eerens (La Vierge), Tineke Van Ingelgem (Marguerite), Aude Extrémo (Catherine) Jean-Noël Briend (Une voix, Porcus, Héraut I, Le clerc), Jérôme Varnier (Une voix, Héraut II, Un paysan, Jean de Luxembourg, Un autre paysan), Geoffrey Boissy (L’Appariteur, Regnault de Chartres, Guillaume de Flavy, Perrot, Un prêtre), Gwendoline Blondeel (soprano), Alice Hermand, Siobhan Mathiak (Une voix d’enfant)
Chœurs d’enfants et de jeunes, Académie des Chœurs de la Monnaie, Benoit Giaux (direction), Chœurs de la Monnaie, Christophe Talmont (chef des chœurs), Orchestre symphonique de la Monnaie, Kazushi Ono (direction)
Romeo Castellucci (mise en scène, décors, costumes, lumières)


(© Bernd Uhlig)


Les sacs sont fouillés à l’entrée. Une fédération promouvant les valeurs chrétiennes, et dont nous préférons taire le nom, voulait interdire, au moyen d’une pétition, cette production de Jeanne d’Arc au bûcher (1938), créée à l’Opéra national de Lyon en 2017. La direction craignait que surviennent quelques troubles, mais il n’en fut rien, en tout cas ce soir, et avec le recul, cette polémique paraît tout de même bien insignifiante, surtout que la figure de Jeanne d’Arc revêt une importance moindre pour les Belges que pour les Français. Dans un communiqué de presse, paru à la fin du mois dernier, la direction de la Monnaie a en tout cas mis les choses au clair et défendu sa liberté artistique.


Il est vrai que le texte de Paul Claudel possède une forte teneur catholique, encore perceptible aujourd’hui, mais la mise en scène de Romeo Castellucci s’emploie à retirer de cette figure historique toutes ces couches religieuses et symboliques qui s’y sont déposées, au moyen d’une véritable mise à nu, au sens propre comme au figuré. Sacrilège? Pas vraiment. Ce spectacle abouti et personnel respecte l’œuvre d’Honegger, dont il préserve la force et la singularité, sans modifier ou amputer le texte de Claudel, au contraire de La Flûte enchantée incroyablement audacieuse du même Castellucci. Interpréter, lire entre les lignes, examiner une œuvre sous d’autres perspectives: n’est-ce pas de la raison d’être d’un metteur en scène digne de ce nom?


La représentation débute par un prologue muet assez long, ce qui met la patience de certains spectateurs à rude épreuve, à en croire la quantité de soupirs et de raclements de gorge qui se font entendre. Ce préambule possède toutefois une grande importance pour annoncer ce qui suit, l’intensité montant progressivement jusqu’à ce que la musique ne commence. Une salle de classe dans une école de filles se vide lorsque la sonnerie retentit. Ensuite, un concierge entre pour nettoyer la pièce, mais il finit par y retirer, de plus en plus violemment, presque tout ce qu’elle contient, puis à en creuser le sol pour extraire les symboles attachés à cette icône, tout comme Castellucci creuse le mythe. Barricadé dans la pièce, ce personnage, joué, en fait, par l’interprète du rôle-titre, entame ainsi une sorte de processus d’identification à Jeanne d’Arc au cours duquel il se transforme physiquement. La mise en scène riche et complexe de Castellucci se révèle intellectuellement stimulante, et la lecture a posteriori du texte de la dramaturge dans le programme permet de mieux en saisir le sens, mais il s’agit aussi d’un formidable moment de théâtre, grâce à la performance extraordinaire d’Audrey Bonnet qui déploie un large éventail expressif, de la combativité à la vulnérabilité. La prestation tout à la fois intense et physique, profonde et juste, de cette comédienne à la présence et à la voix saisissantes rend à elle seule ce spectacle mémorable.


L’autre personnage auquel s’intéresse Romeo Castellucci est Frère Dominique, ici le directeur de l’école qui tente de négocier avec le forcené enfermé dans la salle de classe. L’impeccable Sébastien Dutrieux ne suscite pas le regret de ne pas plutôt applaudir à sa place Denis Podalydès qui interpréta à Lyon ce personnage dans lequel il devait certainement se montrer au moins aussi formidable. Cette mise en scène puissamment originale constitue donc l’œuvre d’un immense metteur en scène, capable d’interroger avec pertinence les grandes œuvres, au besoin en les bousculant, ainsi que le public, tout en produisant des images d’une beauté fulgurante. Castellucci, qui signe aussi les décors, les costumes et les lumières, parvient une fois de plus à intégrer les différents composants de la scénographie dans un tout cohérent, rien n’étant laissé au hasard, ce qui assure à ses mises en scène, et celle-ci en particulier, une forte cohérence et une grande impression d’évidence, malgré, paradoxalement, la radicalité de ses interprétations. Peu de metteurs en scène atteignent une telle maîtrise.


Compte tenu du concept, les chanteurs, quasiment invisibles de la salle, n’assurent aucune fonction théâtrale, ce qui peut offusquer les plus traditionnalistes. Ils se font entendre à partir des loges royales, tandis que les choristes, extrêmement sollicités dans cette œuvre, se placent au dernier balcon, ce qui produit un effet saisissant, en particulier dans l’épisode du tribunal. Les prestations vocales ne souffrent d’aucun reproche, mais les différents personnages incarnés par Ilse Eerens, Tineke Van Ingelgem, Aude Extrémo, Jean-Noël Briend et Jérôme Varnier forment un ensemble forcément trop indifférencié et anonyme. Il faut surtout reconnaitre les qualités d’éloquence, d’engagement et d’endurance des chœurs, préparés, à cette occasion, par Christophe Talmont.


Autre acteur majeur dans cet oratorio dramatique, l’orchestre retrouve Kazushi Ono, son directeur musical de 2002 à 2008. Le chef confère à cette musique toute sa force de persuasion et sa grandeur, en même temps qu’il en restitue avec conviction les étrangetés. Les différents pupitres, au sein desquels figurent les ondes Martenot, instrument évidemment très inhabituel dans cette fosse, produisent un jeu dense et épanoui, tandis que la sonorité, tour à tour colorée et raffinée, procure de vives satisfactions. Cette production rend doublement justice, à cette œuvre et à ce compositeur dont le catalogue comporte de nombreuses pièces d’envergure qui méritent d’être exécutées plus souvent. Mais les spectateurs retiendront probablement, en premier lieu, la performance exceptionnelle d’Audrey Bonnet.



Sébastien Foucart

 

 

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