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Tatiana Gremina Montreal Salle Wilfrid-Pelletier, Place des Arts 09/14/2019 - & 17, 19, 22 septembre 2019 Piotr Ilyitch Tchaïkovski : Eugène Onéguine, opus 24 Christianne Bélanger (Larina), Nicole Car (Tatiana), Carolyn Sproule (Olga), Stefania Toczyska (Filipievna), Owen McCausland (Lenski), Etienne Dupuis (Eugène Onéguine), Denis Sedov (Le Prince Grémine), Spencer Britten (Monsieur Triquet), Jean-Philippe Mc Clish (Un capitaine), Brendon Friesen (Zaretski), Simon Chaussé (Guillot)
Chœur de l’Opéra de Montréal, Claude Webster (chef de chœur), Orchestre Métropolitain, Guillaume Tourniaire (direction musicale)
Tomer Zvulun (mise en scène), Stéphanie Havey (metteure en scène associée), Erhard Rom décors), Isabella Bywater (costumes), Claude Accolas (lumières)
E. Dupuis, N. Car (© Yves Renaud)
Bien que nantie de beaucoup d’excellents éléments, la production de l’Opéra de Montréal a aussi souffert de failles majeures. Eugène Onéguine était chanté par Etienne Dupuis, star internationale et Montréalais d’origine, dont la voix convient parfaitement à ce rôle qu’il a interprété sur les plus grandes scènes. Souvent considéré comme l’anti-Don Juan, Eugène Onéguine refuse de séduire une jeune Tatiana naïve, mais finit, des années plus tard, par se trouver éperdument amoureux d’elle. Pour interpréter Onéguine, il faut être charmeur tout en étant détaché et surtout sans paraître le moindrement détestable. Seul un acteur très doué peut rendre charismatique ce personnage désagréable. Grâce à son grand talent d’acteur, Dupuis réussit à incarner sans excès le dandy nonchalant et blasé. Sa scène avec Tatiana à la fin du premier acte, «Vi mnye pisali... Kogda bi zhizn domashnim krugom», était, tel que requis, froidement convaincante. Avec sa posture droite et ses gestes étudiés, il réussit à être ce dandy condescendant. Malgré une excellente voix et une présence remarquable, son interprétation était parfois compromise par la direction d’orchestre molle de Guillaume Tourniaire et par un Orchestre Métropolitain presque amateur. La scène émouvante avec Tatiana à la fin de l’opéra, «O! Kak mnye tyazhelo! ... O, szhaltes, szhaltes nado mnoyu», le moment suprême d’Onéguine, était bâclée par le support inégal de l’orchestre. Dans cette scène, Onéguine implore Tatiana, désormais épouse du Prince Grémine, de devenir sa maîtresse. Ecrite sur la même musique d’un passage de la scène passionnée de la lettre de Tatiana au premier acte, mais à présent dans un rythme effréné, c’est le moment où le froid Onéguine s’écroule et se déchaîne. C’est une scène qui exige une maîtrise vocale et un jeu scénique remarquable que certes possède Etienne Dupuis. Hélas les tempi ennuyeux adoptés par le chef empêchèrent cette scène cruciale d’atteindre son paroxysme.
Incarnant une Tatiana incandescente, l’Australienne Nicole Car, épouse d’Etienne Dupuis, fut la grande révélation de la soirée. Elle et Dupuis se sont rencontrés il y a trois ans pendant une production berlinoise du même Eugène Onéguine. Nicole Car est une artiste née dont l’incarnation du rôle convainc à travers sa voix, ses mouvements et ses gestes. Le timbre de sa voix est particulièrement beau; ses aigus limpides et bien appuyés. Chose rare pour un soprano lyrique, elle est à l’aise dans le grave. La Tatiana du premier acte est une provinciale naïve, attribut souvent exagéré par les interprètes du rôle et qui peut facilement diminuer la sympathie du spectateur et surtout son identification avec le personnage. Certes, ce ne fut pas le cas de Nicole Car, aucunement ingénue, mais une romantique rêveuse qui se trouve dans un contexte provincial et qui finalement voit en Onéguine, dandy mondain et fringant, un homme mystérieux et intriguant, très différent de ceux de son entourage bucolique. Ayant livré cette profondeur au personnage, sa transformation en grande dame au troisième acte ne constitue aucune surprise. Sa scène de la lettre, «Puskai pogilabnu ya, no pryezhde», était bien conçue par le metteur en scène Tomer Zvulun. Se déroulant dans et autour du lit de Tatiana, cette scène émouvante est particulièrement réaliste grâce aux gestes subtils, parfois hésitants et parfois intrépides, de Nicole Car.
Dans l’adaptation par Tchaïkovski d’Eugène Onéguine, il y a un équilibre crucial entre Tatiana, Onéguine et Lenski. La passion intense de Lenski est le contraire de la froide indifférence d’Onéguine. À travers ce contraste, Onéguine peut paraître froid sans être détestable, un homme susceptible de provoquer des étincelles chez Tatiana. Hélas, Owen McCausland était un mauvais choix pour ce rôle. Ce jeune ténor serait parfait pour des cantates sacrées ou un oratorio. Sur scène, du moins dans cette étape de sa carrière, il pourrait incarner Pedrillo dans L’Enlèvement au sérail ou Monostatos dans La Flûte enchantée, mais certainement pas Lenski. Cette voix agréable mais blanchâtre ne peut communiquer la grande passion du poète. Dans les ensembles et surtout dans l’air le plus célèbre de l’opéra, «Kuda, kuda, kuda vi udalilis», sa voix devient laide dans le haut registre. Une autre erreur de distribution était le jeune Spencer Britten en Monsieur Triquet, le vieux tuteur français de Tatiana et d’Olga. Si l’on demande à un jeune homme dans la vingtaine d’incarner Triquet, sans le déguiser, on dénature alors l’esprit de l’œuvre. Cela met en évidence une certaine ignorance des faits historiques ou une volonté de les distordre, mais dans quel but? Aux XVIIIe et XIXe siècles, la noblesse et la haute bourgeoisie des pays aspirant à se moderniser et à imiter la France, tels que la Russie impériale et l’Empire ottoman, engageaient souvent un tuteur français pour leurs enfants. Ce dernier était invariablement un homme d’âge mûr qui vivait avec la famille. L’idée d’un jeune homme comme tuteur est inconcevable, vu les mœurs conservatrices de ces pays. En plus, le metteur en scène a choisi de faire de Monsieur Triquet un jeune homme excessivement efféminé, voire gay. Cela a provoqué un fou rire dans une grande partie de l’auditoire. Il est difficile de croire que de telles singeries sont encore utilisées dans un Canada soi-disant libéral et moderne. Chanté lors de la soirée d’anniversaire de Tatiana, l’air de Monsieur Triquet, «A cette fête conviés», est écrit en grande partie en français. Traditionnellement, ce rôle était la spécialité des ténors de caractère français, tel que le grand et regretté Michel Sénéchal, qui l’ont chanté avec un délicieux sens de l’élocution. Hélas, Spencer Britten chantait dans un français tout juste correct, et non avec l’élocution savoureuse requise. Ce français particulièrement compréhensible s’avère aussi un clin d’œil aux invités dont la compréhension du français est limitée. Dans cette production, le couplet en russe de cet air a été omis.
On ne pouvait espérer un meilleur Prince Grémine. Bien que jeune et bel homme, la basse russe Denis Sedov convainc en vieux Prince Grémine grâce à sa dignité, son air noble et une démarche étudiée. Le fait de le rendre boiteux avec une canne est une brillante idée; après tout, c’est un officier à la retraite. Son interprétation de l’air «Lyubvi vsye vozrasti pokorni» était éblouissante malgré un orchestre excessivement lent. Carolyn Sproule fut une Olga stupéfiante. Elle impressionne par son contralto chaleureux et sa diction en russe. Avec une telle Olga, dommage que le rôle ne soit pas plus important. Particulièrement coquette, cette Olga espiègle était tout le contraire de sa sœur rêveuse. Une grande surprise était au rendez-vous: la nourrice Filipievna était chantée par la mezzo polonaise Stefania Toczyska, grande Azucena, Eboli, Ulrica, Amnéris et Léonor (La Favorite) des années 1980 et 1990. Bien qu’il s’agisse d’un rôle mineur, la grande Toczyska a réussi à rendre son personnage crédible, touchant et surtout mémorable.
Alors que l’Orchestre Métropolitain semblait lire la partition pour la première ou deuxième fois, le Chœur de l’Opéra de Montréal était très bien préparé. En outre, leur diction en russe était plus qu’adéquate. Les décors pour les scènes rustiques étaient réussis avec des champs de blé à perte de vue donnant une immense profondeur à la scène. En revanche, les décors des scènes intérieures l’étaient moins, surtout pour les scènes de bal, beaucoup trop modestes. Si Grémine était un prince en Russie impériale, il devait être assez démuni. Il en va de même pour la demeure de Madame Larina, mère de Tatiana et Olga, de la petite noblesse campagnarde. L’anniversaire de Tatiana est plutôt triste! Certaines innovations du metteur en scène allaient du distrayant à l’irritant, comme faire paraître Onéguine pendant la scène de la lettre de Tatiana. Sans doute cette idée est-elle inspirée par la brève apparition d’Alfredo pendant le «Sempre libera» de Violetta dans La Traviata. Evoquant certaines mises en scène des années 1980 et 1990, les choristes pointaient du doigt Onéguine lors de moments où ce dernier ne recueillait pas l’approbation générale. Cela est plutôt enfantin et ne fait que diluer l’intensité des émotions. Enfin, chaque acte débutait par une pantomime entre Onéguine et Lenski: sans doute s’agit-il du début d’une idée, mais elle n’a hélas pas été développée jusqu’à son terme.
Ossama el Naggar
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