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La puissance du mythe

Salzburg
Felsenreitschule
08/11/2019 -  et 14, 17*, 24 août 2019
Georges Enesco : Œdipe, opus 23
Christopher Maltman (Œdipe), John Tomlinson (Tirésias), Brian Mulligan (Créon), Vincent Ordonneau (Le Berger), David Steffens (Le Grand Prêtre), Gordon Bintner (Phorbas), Tilmann Rönnebeck (Le Veilleur), Boris Pinkhasovich (Thésée), Michael Colvin (Laïos), Anaïk Morel (Jocaste), Ève-Maud Hubeaux (La Sphinge), Chiara Skerath (Antigone), Anna Maria Dur (Mérope)
Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, Wiener Philharmoniker, Ingo Metzmacher (direction musicale)
Achim Freyer (mise en scène, décors et costumes), Franz Tscheck (lumières), Benjamin Jantzen (vidéo)


(© Monika Rittershaus)


Depuis qu’il est directeur artistique à Salzbourg, Markus Hinterhäuser n’a jamais caché son relatif manque d’intérêt pour les commandes d’opéra. Selon lui, on en a déjà bien assez composé de majeurs dans l’histoire récente, chefs-d’œuvre à remonter de façon prioritaire. Et pour l’instant, avec Lear de Reimann en 2017, The Bassarids de Henze en 2018, et cet été l’Œdipe d’Enesco, ce cap est tenu avec un indiscutable discernement. Ces pièces essentielles devraient faire partie aujourd’hui pleinement du grand répertoire, et si elles restent rarement représentées, c'est plutôt parce qu’elles sont trop voraces en moyens, même pour des maisons d’opéra de bonne taille. On notera d’ailleurs qu’à chaque fois, même aux tarifs de billetterie élevés pratiqués à Salzbourg, un large public se déplace en toute confiance, ce qui serait vraisemblablement moins le cas pour des créations contemporaines. On ne voit quasiment aucune place vide pour cet Œdipe, représenté pourtant dans le cadre très large du Felsenreitschule. L’auditoire est particulièrement attentif et concentré, et aucun exode significatif à déplorer après l’entracte, alors que la durée de la soirée avoisine pourtant les trois heures.


Markus Hinterhäuser a aussi d’excellentes intuitions quand il s’agit de choisir le bon metteur en scène pour la bonne œuvre, en privilégiant pourtant un groupe assez restreint de personnalités controversées. En l’occurrence, parmi ces possibles, Œdipe ne pouvait pas échoir à Hans Neuenfels, ne serait-ce que parce que ce vétéran l’a déjà scandaleusement saboté, en 2013 à Francfort, en déclarant notamment que le quatrième acte ne pouvait absolument pas coïncider avec son concept scénique et que dès lors il ne serait pas joué (!). Parole tenue, avec un Œdipe de 90 minutes, ultra-raccourci, qui n’est pas resté dans les annales. Meilleure idée : s’adresser à un autre vétéran, dans sa quatre-vingt-sixième année maintenant, Achim Freyer, bien davantage apte à respecter à la fois la lettre et l’esprit d’un opéra aussi particulier. Grand dramaturge mais avant tout peintre de renom, influencé par l’expressionnisme allemand et l’art japonais, magicien aussi de la lumière et des couleurs, Freyer garde toujours dans ses approches quelque chose d’un émerveillement d’enfant, enthousiasme qu’il parvient à nous faire partager de façon brillante, sous réserve évidemment qu’on soit prêt à rentrer dans son système, parfois un peu déconcertant.


En l’occurrence, dans le cadre toujours un peu étrange du Felsenreitschule, la magie fonctionne à plein : dispositif presque entièrement drapé de noir qui ne laisse entrevoir que quelques niches de la paroi de rochers, arabesques blanches comme gribouillées qui prennent un relief particulier sous une lumière spéciale, costumes très construits qui déguisent les corps en autant d’apparitions oniriques où parfois on ne discerne plus rien du chanteur, pas même son visage... toute une imagerie qui prend magistralement le contrôle d’une dimension essentielle de l’ouvrage : le temps qui passe. Certains personnages prennent 10 minutes pour traverser la large scène du Felsenreitschule, mais le font avec une telle sûreté préméditée, démarquée du hiératisme des acteurs de japonais, qu’on les suit dans leur périple avec une fascination qui ne s’émousse jamais. Et cependant, dans cette créativité visuelle qui peut sembler de prime abord totalement débridée voire absurde, tout fait sens. Y compris même au quatrième acte ces choristes qui se translatent longuement, uniformément noirs d’un côté et affublés de l’autre d’une grotesque nudité postiche, avec un long phallus flasque émergeant des fesses (curieux effet quand tout le monde se retourne !). Allusion aux Hermaï, antiques et omniprésentes représentations domestiques du dieu Hermès ? Qu’on relève ou non cette possible référence, le théâtre de Freyer se nourrit continuellement de telles résonances, à la fois cultivées et d’un archaïsme formidablement puissant. Un envoûtant Welttheater pour reprendre un mot valise allemand souvent employé pour tenter de définir ces sortilèges scéniques d’une incomparable originalité.



(© Monika Rittershaus)


Ce soir en tout cas, tout le monde paraît sous le charme, à suivre la lente métamorphose du héros, d’abord représenté sur scène sous forme d’un énorme bébé, puis d’un boxeur musclé qui acquiert enfin ses gants rouges au moment où il assassine virtuellement un importun, sans paraître même y penser, à la croisée des chemins, en tapant sur des punching-balls descendus des cintres. Chacun des quatre actes, d’après le livret espacés à chaque fois de vingt ans, nous montre ainsi ce rôle-titre d’Œdipe de plus en vigoureux et viril, puis à nouveau de plus en plus amoindri, en utilisant des images à la fois simples et fortes, que le baryton Christopher Maltman, déjà d’un physique imposant mais doté de surcroît de costumes qui lui donnent des allures de Rocky caricatural, se fait un plaisir de relayer avec un maximum d’efficacité. Magiques aussi les apparitions de Tirésias, silhouette géante assortie d’une petite statue d’enfant qui paraît le guider, ou celle de la Sphinge, créature multiple dont les avatars monstrueux investissent toute la scène (apparitions fantastiques en forme d’insectes, de gorgone, de ciseaux géants...). Dès lors plus aucune longueur musicale n’est à déplorer, et l’ouvrage peut être représenté sans la moindre coupure. Et ceci, contrairement à ce qui se passait dans Médée la veille, non parce que le théâtre fait diversion, en distrayant le spectateur de la musique, mais bien parce qu’il apporte continuellement à celle-ci une puissance d’évocation supplémentaire.


Et c’est bien là l’exploit, car aussi belle soit la musique d’Enesco, brillante métabolisation d’un riche réseau d’influences (le Ravel de Daphnis, mais aussi beaucoup de tournures modales, un peu de Szymanowski, de Scriabine, de Honegger...), le livret poétique mais aussi très bavard d’Edmond Fleg fait plutôt pressentir un ouvrage condamné de facto à la version de concert. Une impression magistralement balayée par cette production, géniale tant par sa créativité scénique que par le soutien musical d’Ingo Metzmacher, qui guide avec beaucoup de précision des Wiener Philharmoniker en pleine terra incognita. On apprécierait ici ou là un peu de souplesse en plus, mais l’essentiel fonctionne, et on apprécie aussi que l’orchestre ne fasse en rien barrière, ni aux voix, ni à la qualité de leur français. Quel contraste avec Cherubini la veille ! On perçoit tous les mots d’Œdipe, longs monologues proférés par Christopher Maltman avec une superbe impériosité, et sans pour autant renoncer à de généreuses couleurs. Mais la palme de la présence revient encore et toujours au vétéran John Tomlinson, dont on ne voit rien (il est entièrement dissimulé par son costume de Tirésias géant) mais qui reste aisément identifiable par sa voix formidable, à peine plus trémulante que naguère (des moyens qui n’ont jamais été très stables, mais toujours dotés d’un tel impact!). D’autres chanteurs semblent davantage piégés par l’acoustique, sans doute assez différente selon l’endroit où la mise en scène les place, mais globalement le niveau est homogène, y compris pour les plusieurs vrais francophones de la distribution. Quand la baguette d’Ingo Metzmacher s’immobilise enfin, éteignant la dernière résonance piano de l’orchestre d’un geste parfaitement calibré, on éprouve presque un sentiment de frustration que tout à coup le rêve s’interrompe. Un magnifique hommage à Enesco, et certainement la production salzbourgeoise la plus originale et accomplie du cru 2019.



Laurent Barthel

 

 

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