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Médée met le feu à sa voiture !

Salzburg
Grosses Festspielhaus
07/30/2019 -  et 4, 7, 10, 16*, 19 août 2019
Luigi Cherubini : Médée
Elena Stikhina (Médée), Pavel Cernoch (Jason), Vitalij Kowaljow (Créon), Rosa Feola (Dircé), Alisa Kolosova (Néris)
Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, Ernst Raffelsberger (chef de chœur), Wiener Philharmoniker, Thomas Hengelbrock (direction musicale)
Simon Stone (mise en scène), Bob Cousins (décors), Mel Page (costumes), Nick Schlieper (éclairages)


(© Thomas Aurin)


En 2014, le metteur en scène Simon Stone faisait sensation avec une réactualisation drastique de la Médée d’Euripide, spectacle conçu pour la troupe du Toneelgroep d’Amsterdam et qui a beaucoup voyagé ensuite. En s’intéressant prioritairement à la problématique de l’infanticide par désespoir passionnel, Stone y relisait la tragédie antique à la lumière d’un fait divers contemporain survenu au Kansas dans les années 1990 : une Américaine docteur en médecine qui après avoir empoisonné son mari infidèle incendia délibérément sa maison, en tuant les enfants du couple. Une création jugée unanimement d’une radicalité décapante, et qui a sans doute été pour beaucoup dans le choix de la même équipe dramatique par Markus Hinterhäuser, pour revisiter cette fois la Médée de Cherubini.


Fallait-il pour autant que Simon Stone et Bob Cousins se livrent quasi-exactement aux mêmes manipulations pour Cherubini que pour Euripide ? Cette fois, l’action se retrouve transposée dans une Autriche moderne bien proprette, voire clairement à Salzbourg même. Dans une agréable villa design avec vue imprenable sur un paysage de montagnes et de lacs, Médée surprend son mari en flagrant délit d’adultère avec la jeune Dircé. Après une rapide procédure de divorce, Médée doit dès lors retourner sans enfants ni prolongation de ses droits à la nationalité dans sa Colchide (Géorgie) natale, pendant que Jason et Dircé préparent leur mariage (emplettes dans une boutique de robes de mariée, enterrement de vie de garçon dans un boîte de nuit louche, fiançailles dans un grand hôtel...). Désespérée de ne plus voir ses enfants, Médée tente un retour difficile, d’abord retenue à l’aéroport de Salzbourg par la police (scène retransmise en direct sur une chaîne d’information en continu et sous-titrée : « la police autrichienne lutte contre l’immigration illégale ») puis admise temporairement en simple touriste. Finalement, on assiste à l’élimination physique de Dircé et Créon à coups de couteau pendant la cérémonie de mariage, par Médée déguisée en serveuse, laquelle prend ensuite la fuite avec ses enfants, avant de les assassiner et se suicider, en mettant le feu à sa voiture arrosée d’essence.



(© Thomas Aurin)


Comment faire coïncider autant d’événements avec un livret qui n’est qu’une tragédie en vers extrêmement figée, où il se passe en réalité fort peu de choses ? La manipulation est d’autant plus virtuose que tous les dialogues parlés sont coupés. Ne reste qu’une succession d’airs, d’ensembles et de chœurs, sur lesquels la scénographie plaque des images avec une remarquable virtuosité : scènes brèves à chaque fois cadrées dans un dispositif différent, intérieurs modernes qui se succèdent latéralement ou s’empilent, comme les pièces d’une maison de poupée grandeur nature, voire nombreuses séquences vidéo supplémentaires tournées en extérieurs et projetées sur le rideau pendant les changement de décor. Tout cela d’une coûteuse minutie qui ne laisse aucun détail au hasard, voire multiplie à l’envi les petits événements secondaires pour remplir en largeur l’énorme espace du Grosses Festspielhaus. Scène d’arrivée d’aéroport avec toute une cohorte de touristes, bagagistes, laveurs de carreaux, scène de hall d’hôtel avec triple file d’attente de choristes devant une réception où les employés (au demeurant d’une efficacité très relative) s’affairent à d’interminables formalités de check-in... Dans ces conditions, on peut quand même s’offusquer de quelques invraisemblances : un émir accueilli personnellement par le directeur de l’hôtel et ensuite abandonné à poireauter longuement, en attendant sa clé de chambre parmi les quidams, ou encore l’irruption subite, à côté de la salle de mariage, d’une cohorte de choristes mâles... dans les toilettes pour dames ! L’hyperréalisme a apparemment ses limites. La scène finale, dans une station essence, manque aussi de vraisemblance, avec une Médée flageolante brandissant interminablement un briquet et qu’il serait quand même tout à fait facile, vu les multiples forces de police présentes, de neutraliser.


Pour autant, Simon Stone tire de grands bénéfices de la préméditation extrême de son projet, qui a tout d’une superproduction à gros budget : il y a constamment quelque chose de nouveau à regarder sur scène, voire trop, dans tous les coins, au point d’en être souvent distrait du contenu musical. Notons aussi l’habileté, pour faire monter la tension, d’inserts audio enregistrés par la comédienne Amira Casar et diffusés à rideau fermé : de longs messages laissés sur le téléphone portable de Jason. L’intéressé n’y répond évidemment jamais, mais à mesure que la frustration de Médée augmente, le ton des messages se modifie, bascule vers la détermination menaçante. Comme souvent dans les productions de Simon Stone, par-delà la banalité délibérée du contexte, les rouages dramatiques se mettent progressivement en route, induisant petit à petit une considérable tension, même si on peut cette fois trouver les scènes préliminaires trop longues, et pour cause, du fait d’un livret qui à l’origine n’est certainement pas conçu comme un thriller. Il est vrai que le drame antique de Médée revu par Cherubini et son librettiste paraît déjà embarrassé de conventions morales plutôt bourgeoises, mais avec Simon Stone, il se trouve carrément ravalé à la banalité d’un fait divers. Seule solution pour retrouver un peu de la puissance du mythe : fermer les yeux et se concentrer sur les voix et l’orchestre, ce qu’on fait évidemment peu souvent.


Du côté musical, on est globalement à la fête. D’abord grâce à Thomas Hengelbrock, qui pousse sans relâche dans leurs retranchements des Wiener Philharmoniker en grande forme. Les timbres étincellent, les attaques sont d’une constante franchise, au service d’une lecture dont l’urgence dramatique valorise pleinement la musique de Cherubini au niveau de celle d’un Beethoven. Remplaçant Sonya Yoncheva, la soprano russe Elena Stikhina chante une Médée magnifique de ligne, de couleurs, de projection, d’implication dans son rôle. Tout y est, sauf le français (on ne comprend à peu près rien). La langue de cette version originale (dans l’absolu à privilégier par rapport à la traduction italienne plus couramment usitée) est un peu moins mâchonnée par l’excellent Créon de Vitalij Kowaljow voire par le Jason plutôt « beau gosse » (difficile d’envisager un ténor ventripotent dans ce genre de production) de Pavel Cernoch, au demeurant mal à l’aise dans la négociation des passages les plus exposés, notes inconfortables qu’il évite cependant de craquer complètement. Très jolie Dircé de Rosa Feola, à l’aigu limpide, et Néris un rien trop lourde d’Alisa Kolosova, qui chante cependant avec assurance son très bel air, en compagnie d’un basson solo dont le timbre paraît même étonnamment charnu et varié pour un fagott allemand. Donc quand même beaucoup de bons atouts scéniques et musicaux, pour cette production qui remporte un vif succès, l’ensemble du public ne ressentant évidemment pas la même frustration que sa minorité française, franchement gênée d’y voir notre langue à ce point malmenée.



Laurent Barthel

 

 

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