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L’ubiquité du tsar

Baden-Baden
Festspielhaus
07/06/2019 -  et 7*, 9* juillet 2019

6 juillet
Piotr Ilyitch Tchaïkovski : Concerto pour piano n° 2 en sol majeur, opus 44 – Symphonie n° 6 «Pathétique», opus 74
Richard Wagner : Götterdämmerung: Marche funèbre et Scène finale
Eva-Maria Westbroek (soprano), Alexandre Kantorow (piano)
Orchestre du Théâtre Mariinsky, Valery Gergiev (direction)


7 juillet
Claude Debussy: Prélude à l’après-midi d’un faune
Serge Prokofiev : Concerto pour violon n° 2 en sol mineur, opus 63
Dimitri Chostakovitch : Symphonie n° 7 «Léningrad», opus 60
Daniel Hope (violon)
Orchestre du Théâtre Mariinsky, Valery Gergiev (direction)


9 juillet
Giuseppe Verdi : Simon Boccanegra
Plácido Domingo (Simon Boccanegra), Ferruccio Furlanetto (Jacopo Fiesco), Tatiana Serjan (Amelia Grimaldi), Otar Jorjikia (Gabriele Adorno), Roman Burdenko (Paolo Albiani) Chœurs et Orchestre du Théâtre Mariinsky, Valery Gergiev (direction musicale)
Andrea de Rosa (mise en scène, décors), Alessandro Lai (costumes), Pasquale Mari (lumières)


V. Gergiev (© Alexander Shapunov)


Il est intéressant d’étudier l’emploi du temps de Valéry Gergiev cet été. On commence donc par ces deux concerts marathon du Festival de Baden-Baden, suivis deux jours plus tard d’une représentation scénique du Simon Boccanegra de Verdi qui mobilise cette fois toute la troupe du Théâtre Mariinsky. Ensuite on pourrait supposer que Gergiev se consacre essentiellement à ses débuts à Bayreuth, pour une nouvelle production de Tannhäuser. Que nenni, puisque le 14 juillet le chef dirige les Münchner Philharmoniker en plein air pour leur habituel concert estival sur l’Odeonsplatz et juste après s’occupe aussi du Festival de Verbier, où il s’octroie trois concerts, dont une monumentale exécution de La Femme sans ombre de Strauss. Arrive ensuite Tannhäuser à Bayreuth, six soirées que Gergiev alternera à partir du 15 août avec une nouvelle production de Simon Boccanegra à Salzbourg, et ceci en quittant parfois son podium à 21 heures 30 à Bayreuth pour réapparaître en fosse à Salzbourg à 15 heures le lendemain. Et début août alors? Gergiev travaille-t-il un opéra de Verdi difficile avec les Wiener Philharmoniker à Salzbourg? Pas du tout, en cherchant bien, on s’aperçoit qu’il est en tournée avec l’Orchestre du Mariinsky... au Japon!


Peut-on vraiment continuer à assurer une qualité décente en multipliant à ce point les projets et les déplacements en jet privé? Valery Gergiev a beau être un génie de la direction d’orchestre, ce dont on ne doute pas trop, il y a quand même des limites humaines qu’il est difficile d’ignorer aussi continuellement. A Bayreuth, Gergiev vient de se faire copieusement huer, à l’issue d’une première de Tannhäuser semble-t-il pas du tout en place (et la deuxième ne l’était pas non plus, là on peut en témoigner: orchestre trop assourdi, décalages multiples, ensembles anarchiques, intonations hésitantes...). Débuter à Bayreuth est quand même pour tout chef, même célèbre, une aventure à ne pas bâcler (Gergiev aurait assuré sur place trois répétitions avant la générale, une par acte, et encore en arrivant avec un considérable retard pour l’une des trois). On peut considérer – et même ici à Baden-Baden, où on a pris d’année en année le pli des multiples caprices du « tsar » Gergiev (y compris cette détestable manie de faire attendre le public, déjà assis depuis de longues minutes, avant de daigner paraître) – qu’il serait quand même souhaitable de ne pas abuser de toutes ces négligences, qui ne sont plus simplement des petits sujets d’amusement collatéraux.


On ne sait pas, par exemple, si Daniel Hope gardera un bon souvenir de son Second Concerto de Prokofiev avec Valery Gergiev. D’habitude, en principe, c’est le chef qui accompagne le soliste, alors que là c’est plutôt le soliste qui s’efforce de se resynchroniser après de multiples départs d’orchestre défectueux. Magnifique démonstration de sang-froid de la part de Daniel Hope, qui non seulement assure une partie difficile mais en plus, à chaque fois que la modernité de langage de Prokofiev prend tout à coup des proportions inattendues, doit se recaler exactement sur le bon rythme pour que la situation redevienne normale (Gergiev, lui, pendant ce temps, ne bronche pas...).



A. Kantorow, V. Gergiev (© Andrea Kremper)


Notre tout jeune compatriote Alexandre Kantorow, qui vient de remporter brillamment le concours Tchaïkovski de Moscou, doit lui aussi plonger d’emblée dans le grand bain. Gergiev a pu constater sur place les aptitudes du candidat (il est vrai colossales: une technique de fer et un contrôle mental total, de quoi affronter les partitions les plus ardues) et donc, sitôt le concours bouclé, a emmené notre lauréat en tournée, quasiment dans ses valises, avec au programme le Deuxième Concerto de Tchaïkovski, et évidemment sans guère de répétitions préalables. L’aplomb avec lequel ce tout jeune pianiste se tire de l’embûche est vraiment remarquable, avec juste un rien de pédale en trop dans les traits les plus chargés, comme si le pied droit restait bloqué dans la tension du moment (vraiment le seul réel signe de nervosité que l’on ait pu relever). Cela dit, une œuvre aussi bizarrement écrite aurait besoin de bien davantage de concertation et de préméditation pour ne pas paraître décousue: ici le texte part vraiment dans tous les sens.


La gestique énigmatique du maestro ne facilite évidemment rien. Que ce soit à mains nues, ou muni d’une baguette ultra-courte, voire le second soir d’une bizarre brindille courbée qui flageole, les signaux en provenance du podium paraissent difficiles à décrypter. Impayable: la mine affolée d’un jeune percussionniste du Mariinsky qui doit se lever au plus fort de la Marche funèbre du Crépuscule des dieux pour asséner ses trois coups de cymbales successifs alors que le chef ne fait absolument rien pour le guider. Résultat: premier coup trop tard, second coup trop tôt, et le troisième enfin en place. Ouf! Par ailleurs sans aucun travail stylistique de fond, la phalange du Mariinsky continuant à jouer Wagner comme du Rimski-Korsakov: un résultat brillant et cuivré mais beaucoup trop carré, sans fluidité, même si les progrès réalisés par rapport aux premières Tétralogies du Mariinsky il y a vingt ans sont considérables. En tout cas la Scène finale du Crépuscule des dieux n’a rien d’inoubliable, a fortiori interprétée par une Eva-Maria Westbroek manifestement égarée dans un rôle de Brünnhilde qu’elle devrait éviter d’aborder, même par fragments. La soprano néerlandaise n’en a ni l’aigu (désormais incertain ou carrément hors de portée), ni la projection (toutes les phrases-clés de la scène tombent à plat, faute de pouvoir projeter les mots avec l’héroïsme adéquat).


Que retiendra-t-on de ces deux concerts, aux minutages pantagruéliques (une quantité supposée compenser une qualité fluctuante?). Sans doute pas un bizarre Prélude à l’après-midi d’un faune qui sonne comme du Scriabine (assez joliment d’ailleurs, mais le hors sujet est patent). Certainement une passionnante Symphonie «Pathétique» de Tchaïkovski jouée très resserrée, sans aucun débordement larmoyant. Construction parfaite dans son genre, le chef, tout à coup très impliqué, réussissant vraiment à dynamiser ses musiciens, en laissant chaque phrase se poser naturellement et en reprenant ensuite implacablement le contrôle pour lui donner du galbe et de la tension. Du grand Gergiev, qui culmine dans un Scherzo noir et claquant comme une danse macabre. Remarquable Symphonie «Léningrad» de Chostakovitch aussi, donnée dans un effectif orchestral raisonnable (en tout cas sans commune mesure avec le pandémonium déchaîné par Teodor Currentzis à Fribourg une semaine plus tôt). Là aussi un pathos mesuré, mais d’une implacabilité qui n’en est que plus glaçante à la longue.



P. Domingo (© Andrea Kremper)


Festspielhaus vraiment peu garni pour ces deux concerts, peut-être aussi parce que le public s’est réservé pour Simon Boccanegra, où l’annonce de la présence de Plácido Domingo a déclenché une véritable ruée sur toutes les places disponibles. A juste titre car le magnétisme du ténor reste étonnant (eh oui, ténor, car même si depuis longtemps maintenant Domingo essaie de se faire passer pour un baryton, son timbre reste indiscutablement clair, et de surcroît toujours aussi aisément reconnaissable dès la première phrase prononcée). Entourage inégal, mise en scène fonctionnelle, joli décor avec un peu de paysages marins en vidéo qui créent une ambiance, mais de toute façon tout le monde n’a d’yeux et surtout d’oreilles que pour ce rôle-titre d’une crédibilité magistrale (78 ans, quand même, mais les moyens ne se dérobent en rien). Il serait pour autant injuste d’oublier ce qui sort de la fosse: de somptueuses couleurs sombres, des transparences inédites, de superbes phrasés qui portent les voix... Espérons qu’à Salzbourg bientôt, l’entente spontanée de Gergiev avec les Wiener Philharmoniker se révélera aussi productive.



Laurent Barthel

 

 

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