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Amitié sainte Saintes Abbaye aux Dames 07/24/2019 - Jacques Offenbach : La Périchole: air «Sans en rien souffler à personne» – La Belle Hélène: air «Au mont Ida, trois déesses»
Georges Bizet : Carmen: air «Votre toast, je peux vous le rendre» – Les Pêcheurs de perles: airs «L’orage s’est calmé... Oh, Nadir», «Je crois entendre encore» et duo «Au fond du temple saint»
Frédéric Chopin : Ballade n° 4, opus 52
Wolfgang Amadeus Mozart : Così fan tutte, K. 588: air «Un aura amorosa» – Don Giovanni: air «Madamina, il catalogo e questo»
Franz Liszt : Consolations, S. 172: 3. Lento placido
Gaetano Donizetti : La Fille du régiment: air «Ah, mes amis... Pour mon âme»
Giuseppe Verdi : Rigoletto: air «La donna è mobile» – Don Carlo: air «O Carlo, ascolta... Per me giunto» et duo «Dio, che nell’alma infondere» Julien Dran (ténor), Alexandre Duhamel (baryton), Jean-Baptiste Lhermelin (piano)
J.-B. Lhermelin, A. Duhamel, J. Dran (© Anya Zerrouki)
La notoriété de la ville de Saintes repose essentiellement sur son festival de musique classique fondé en 1972. Cependant, l’art lyrique y est peu présent. Depuis la fin des années 1920, les représentations lyriques ont cessé de résonner dans les arènes antiques de la ville. C’est pourquoi l’association «Lyrique au cœur», présidée par Benoit Giraud, s’est donné pour but, depuis six ans, de donner des concerts lyriques en l’abbaye aux Dames. Martine March, soprano et professeur de chant, a ainsi permis à ses élèves chanteurs amateurs et à d’autres issus du Conservatoire national supérieur de musique de bénéficier de master classes de Teresa Berganza, Jean-Philippe Lafont et Béatrice Uria-Monzon. Le ténor Julien Dran a déjà donné un concert dans le cadre de cette association avec Anna Kasyan en l’église de Port-d’Envaux en 2014. Cette année, il récidive le 24 juillet avec le baryton Alexandre Duhamel en l’abbaye aux Dames.
Pour son entrée, Alexandre Duhamel surprend d’emblée le public en entonnant, depuis le fond de la nef, l’air de l’incognito du vice-roi de La Périchole, qu’il maîtrise comme personne aujourd’hui (après sa prise de rôle à Salzbourg en avril 2018, il l’a chanté au festival de Montpellier Occitanie en juillet 2018 puis à Bordeaux en octobre 2018, et s’apprête à le reprendre à l’Opéra royal de Versailles en décembre prochain, toujours sous la baguette de Marc Minkowski). Il s’assoit parmi les spectateurs, les prend à témoin, se relève, joue avec son public et ne manque pas de le séduire d’emblée par sa maîtrise du style bouffe associée à un instrument d’une ampleur considérable, dont il joue avec maestria pour incarner le monarque qui cherche à s’encanailler.
Dans l’air qui suit, Julien Dran réussit lui aussi une entrée remarquable avec le «Jugement de Pâris» de La Belle Hélène: suavité du timbre, diminuendi séduisants, éclat naturel de l’aigu (les célèbres «Evohé») s’allient à une maîtrise déjà totale du personnage. Il incarne un Pâris fier de son coup et tout de même un peu surpris de son succès auprès des déesses, admirablement accompagné rythmiquement par Jean-Baptiste Lhermelin, ce qui est de très bon augure pour sa prise de rôle à Lausanne en décembre prochain. La nef de l’abbatiale se prête alors d’autant mieux à une écoute quasi religieuse d’un public déjà captivé, dont le silence laisse les pianissimi des chanteurs s’éteindre lentement.
Alexandre Duhamel interprète ensuite un air du toréador de Carmen (à son répertoire depuis l’an dernier) d’un formidable impact, la puissance du médium, l’éclat et la facilité de l’aigu ainsi que la diction du baryton parisien s’alliant à des qualités d’interprétation théâtrale impressionnantes, dans un air qui est parmi les plus difficiles à réussir.
«La donna è mobile» permet à Julien Dran d’offrir aux Saintois un écho de sa récente prise de rôle à Massy en Duc de Mantoue. Dans cet air rebattu, c’est encore l’interprétation qui convainc: le séducteur est là, par la grâce d’un timbre doré, aux harmoniques graves très prenantes, jusqu’au contre-ut final d’une belle facilité, mais aussi par une réelle capacité à incarner ce personnage d’une légèreté aux relents tragiques.
La séquence qui suit est centrée sur Les Pêcheurs de perles de Bizet, œuvre que les deux chanteurs connaissent parfaitement pour avoir incarné Zurga et Nadir ensemble à Massy en 2014, puis à Limoges, Reims et Nice en 2018, dans la mise en scène de Bernard Pisani. L’incarnation des affres de Zurga par Alexandre Duhamel est un très grand moment de théâtre, depuis le pianissimo initial jusqu’à la puissance dévastatrice de l’aigu final plein de remords, le piano de Jean-Baptiste Lhermelin remplaçant l’orchestre de façon admirable. La romance de Nadir par Julien Dran est un moment de grâce absolu, par la magie de la mezza voce, et ce mélange étonnant de délicatesse et de virilité qui le caractérise. Le ténor ne connaît pas la mièvrerie, son lyrisme est mâle et touchant, et l’air finit sur une apothéose extatique.
L’amitié qui s’exprime dans le duo des Pêcheurs de perles résonne de façon palpable avec celle qui unit les deux chanteurs dans la vie, leur complicité sur scène est patente, l’évidence de l’harmonieuse association de leurs timbres en est d’ailleurs comme une sorte de preuve indubitable, comme l’a si bien formulé La Boétie. Bien que cette fois, ils n’entonnent pas la reprise de la version originale, «Amitié sainte», optant pour la version plus répandue (reprise de «Oui c’est elle»), on ne peut que songer à cette expression pour caractériser les duos qu’ils nous proposent. Ce n’est pas un hasard si cette thématique innerve tout le programme, s’achevant du côté d’Alexandre Duhamel avec une mort de Posa bouleversante, symbole d’une amitié idéale brisée par le fanatisme, tandis que le concert se clôt sur le duo de l’amitié de Posa et Don Carlo, «Dio che nell’alma infondere amor», pour lequel Julien Dran incarne un flamboyant Don Carlo, jusqu’au contre-ut final brillamment ajouté, par amitié pour son confrère baryton puisque le rôle n’est pas d’actualité pour lui.
Auparavant, Jean-Baptiste Lhermelin a rappelé qu’il était plus qu’un excellent accompagnateur: la Quatrième Ballade de Chopin et la Troisième Consolation de Liszt ont été bien plus que des intermèdes permettant aux chanteurs d’offrir une pause à leur voix. Le toucher délicat, virtuose et subtilement coloré du pianiste a emporté le public, et permis de démontrer, s’il était besoin, que pour réussir un tel concert, il ne faut pas moins de trois protagonistes en osmose, les chanteurs, le public et le pianiste.
L’air de Ferrando «Un aura amorosa» de Così fan tutte ayant permis à Julien Dran de faire assaut de mâle lyrisme, la reprise piano touchant au sublime, celui de Tonio dans La Fille du régiment a ébloui un public rarement gratifié de tant de contre-ut (onze, le ténor finissant non pas sur «militaire», mais redoublant les ut avec «militaire et mari»!). Alexandre Duhamel, lui, en seconde partie, a montré une maîtrise formidable du style mozartien et a mis le public dans sa poche avec un Air du catalogue de Leporello inouï (le catalogue étant remplacé par une tablette numérique permettant d’aimables plaisanteries sur les femmes séduites) tandis que le baryton gagnait définitivement l’assistance par une variété d’expressions unique dans un rôle qu’il va quitter pour endosser le costume de son maître Don Giovanni (les multiples intentions de jeu des «voi sapete quel che fa» conclusifs se révélant tout à fait extraordinaires).
Une telle palette expressive ne manque pas de séduire, et même de sidérer. Le public prend ainsi conscience de l’aspect exceptionnel de la réunion de deux jeunes talents confirmés du chant, aujourd’hui au sommet de leur art.
Deux bis mettent une touche finale à ce concert d’une richesse et d’une longueur inaccoutumées (pas moins de 2 heures de spectacle, malgré une acoustique difficile pour les artistes et une chaleur étouffante): un désopilant «O sole mio» où le baryton rejoint le ténor dans le ton, à la grande surprise du public, puis une reprise du duo de Don Carlo et Posa, les spectateurs offrant, debout, un triomphe final aux deux protagonistes.
On ne peut que conclure en espérant que ces deux artistes pourront se retrouver au plus vite sur scène et en récital, et sur une note d’espoir concernant la possible résurrection des représentations lyriques aux arènes antiques de Saintes, peut-être sur le modèle de Sanxay, comme l’a évoqué le maire de la ville, Jean-Philippe Machon, dans son discours d’avant-spectacle.
Philippe Manoli
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