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Les doutes de Manrico

Madrid
Teatro Real
07/03/2019 -  et 4, 6*, 8, 9, 12, 13, 16, 18, 19, 21, 23, 24, 25 juillet 2019
Giuseppe Verdi: Il trovatore
Dimitri Platanias/Artur Rucinski/Ludovic Tézier* (Il Conte Luna), Maria Agresta*/Hibla Gerzmava/Lianna Haroutounian (Leonora), Ekaterina Semenchuk*/Marie-Nicole Lemieux/Marina Prudenskaya (Azucena), Francesco Meli*/Piero Pretti (Manrico), Roberto Tagliavini (Ferrando), Cassandre Berthon (Ines), Fabián Lara (Ruiz), Moisés Marín (Un messo)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Maurizio Benini (direction musicale)
Francisco Negrín (mise en scène), Louis Desiré (décors et costumes), Bruno Poet (lumières)


L. Tézier, M. Agresta (© Javier del Real/Teatro Real)


La grande tradition théâtrale du Trouvère, un opéra représenté sans interruption depuis près de 170 ans, pèse lourdement sur ses mises en scène d’aujourd’hui. Il faut rompre, il faut se libérer de cette tradition vieillotte, certainement. Mais il y a des dangers, et récemment on a vu quelques expériences ridicules: les gardiens d’un musée répètent la pièce; ou, mieux encore, celle-ci est un jeu de rôles mêlé de thérapie de groupe. Dans Le Trouvère, il y a une guerre civile et, en miroir, une rivalité à mort de deux héros plus ou moins tragiques, mais certainement largement dramatiques, pour l’amour d’une femme. La femme – comme d’habitude dans le mélodrame italien et les œuvres proches – aime celui qui appartient au camp ennemi, tout comme Norma, Lucia ou, avant même, comme Juliette.


La pièce originale qui inspiré Cammarano est El trovador d’Antonio García Gutiérrez, Espagnol de Chiclana, près de Cadix, qui a vécu, comme ses compatriotes, les malheurs et les ravages des guerres civiles provoquées par la réaction carliste (pour Don Carlos, le prétendant au trône contre la petite Isabel II, sa nièce), partisane de maintenir un Ancien régime dans toutes ses conditions et symboles. El trovador traitait cette dispute venimeuse comme un carnage entre frères situé au XVe siècle en Aragon. En outre, il y a la confusion entre deux frères, un des thèmes vus et revus dans l’histoire du théâtre et du roman. Et c’est tout, c’est ce livret toujours critiqué, bafoué: «un bel opéra, mais quel dommage le livret», un lieu commun. Il s’agit d’un livret contemporain, dans la trilogie formée, quoique sans rien en commun, avec Rigoletto et La Traviata. Il y a certes toujours un père ou une mère, chargés d’un passé, de préjugés ou de drames, voire de haine – thème cher à Verdi que celui de la paternité. Et un fils accablé par le poids du passé des proches parents. Mais Le Trouvère est un peu plus compliqué, avec ses touches de romantisme un peu ancien, et on préférerait peut être les histoires plus simples et plus efficaces de Rigoletto et Gilda, de Violetta et Alfredo.


Mais Le Trouvère possède quelque chose que les autres ignorent, puisque ils n’en on pas besoin: le signe épique. Il y a l’épique de la guerre civile et de ses cruautés. Il y a aussi l’épique des luttes raciales: les gitans soutenant la cause d’Urgel contre la légitimité contesté du roi. Il semble que pour certains et pendant plusieurs générations, il y avait un décalage irréductible entre la beauté continue de la musique de Verdi et la laideur continue de l’action et sa pauvreté en motivations, aussi bien pour le livret que pour la pièce originale, avec trop de récitatifs dont la fonction de situation dramatique par eux-mêmes n’a pas été comprise ou acceptée. Mais c’est le livret qui inspire Verdi, qui a choisi la pièce de García Gutiérrez; et le livret de Cammarano est à la base de la dramaturgie sonore magistrale de Verdi. Or, il faut accepter au moins ceci: la dimension épique est plus présente chez García Gutiérrez et chez Verdi que chez Cammarano. Celui-ci ignore largement la dimension historique qui donne sens au drame de ces quatre personnages enflammés. Il n’est pas nécessaire de donner des détails historiques; il ne faut qu’une ébauche de situations de luttes politiques sanglantes dans le même pays, et l’histoire européenne ne manque pas de tels épisodes.


Tout cela est pour nous introduire dans la dimension théâtrale choisie par le metteur en scène Francisco Negrín: il n’a pas évité la dimension politique et de guerre civile pour la haine, l’amour et le désir dont sont faits les personnages. Il n’est pas tombé dans le faux modernisme évasif des deux mises en scène précédemment évoquées, dont l’un des auteurs me surprend dans un cas d’évasion consciente inattendu dans sa trajectoire (mon admiré Tcherniakov). Negrín n’est pas tombé dans le piège de la modernisation à tout prix, dont les audaces sont très souvent des édulcorations déguisées. C’est ainsi que la modernité du concept est réussie dans cette mise en scène différente, au sens fort, sans recourir à des costumes du XXe siècle. Ce sont des costumes d’un temps imprécis, mais dans une guerre tout à fait visible. C’est un décor valable pour toutes les situations, d’une certaine austérité. On sait bien que l’austérité n’est pas tout à fait possible dans Le Trouvère, dans la mesure où la distribution exige quatre voix de grand niveau, à la portée de budgets pas tout à fait austères.


La dramaturgie verdienne pour Le Trouvère est parfois si parfaite que la mise en scène devient trop pénible. Cette perfection est un art, mais est aussi une prévention du compositeur, de l’artiste, face aux procédures théâtrales douteuses de son époque. Un moment insurpassable comme le trio de la fin de la première partie, commençant par «Tace la notte», est un crescendo implacable dans les tempi, les effectifs, les timbres, les dynamiques. Tout y est tellement bien défini que les mises en scène se trompent toujours (mais toujours!) dans la définition scénique de ce morceau de drame, cet ensemble riche en syncopes et notes nerveuses, abondantes et de valeur minimale, une séquence d’harmonies dont les sauts d’intervalles prolongent eux aussi le dessein de la situation dramatique. Negrín réussit dans cette scène avec la rigueur de ce qui est simple, laisse parler la musique sans vouloir l’illustrer, en ajoutant un élément nécessaire pour finir la scène: ici, le comte Luna blesse son rival et le tableau suivant, son chœur de gitans et le chant d’Azucena («Stride la vampa»), commence avec Manrico blessé, par terre. La motivation de l’entrée de Leonora au couvent est ainsi justifiée (elle croit que son bien-aimé est mort), même si on voit guérir la blessure d’une façon miraculeuse. Mais c’est un bon exemple du récit de Negrín, qui donne une continuité aux actes, en motivant l’épisode dès la rupture de chaque part proposée par le livret.


Negrín montre l’histoire souvent d’une façon trop évidente, pas du tout subtile. Mais, en même temps, il dessine le conflit, la narration, comme une action permanente, une des visions qu’autorise l’opéra de Verdi. Au début, comme un conte pour enfants, ou pire, une histoire de haine pour apprendre à l’école (avec Ferrando comme professeur). Les fantômes sont partout: l’enfant fantôme brûlée vive, la gitane fantôme victime originelle. La faucille de la mort. La douleur insoutenable de la gitane Azucena est présente au-delà de sa présence réelle de la deuxième partie (dans la première partie, elle est un personnage absent et obsédant) et, avec elle et avec le comte Luna, le lourd, l’écrasant passé. Mais il ne faut pas croire pour autant que c’est une mise en scène électrique, comme d’habitude; ici, Manrico n’est pas le héros fougueux, voire fanatique, mais celui qui doute des raisons du conflit. Manrico semble faible, mais il s’agit d’un Manrico plus sain que d’habitude, plus raisonnable, plus humain, moins héros des vieilles exagérations opératiques ou des vieux westerns qui ont influencé les goûts des publics.


Et le quatuor des rôles principaux s’est vraiment montré à la hauteur du défi de Negrín et du formidable exploit de Maurizio Benini. L’équilibre entre lyrisme et légèreté de Maria Agresta pour arriver au maximum dans l’aria sublime «D’amor sull’ali rosee» dans la quatrième partie, avec son dramatisme prudent, son filato raffiné. La bravoure de Ludovic Tézier, un comte Luna d’une formidable présence et à la voix puissante, dont les graves pénètrent l’auditoire comme s’il s’agissait de l’aigu d’un ténor. Avec un moment culminant dans l’aria discutée, exaltée ou, au contraire, dénigrée, «Il balen del suo sorriso». La voix sombre, mais de large ampleur dans sa tessiture, d’Ekaterina Semenchuk, une Azucena inoubliable, avec des graves noirs comme une grotte. Enfin, Francesco Meli, dont le Manrico est loin de la tradition, mais peut-être au début d’une autre tradition, celle de Manrico héros mais victime de ses doutes à propos de la haine et la guerre vécues par sa «mère» et par Luna. Autrement dit, Manrico est ici plus lyrique qu’héroïque dans sa voix: c’est pour cela que chez lui, «Ah, si, ben mio» est plus intéressant que l’aria très connue toute proche, «Di quella pira», où il donne l’impression de ne pas avoir à forcer le si bémol original. Il faut ajouter la voix formidable de Robert Tagliavini dans les interventions de Ferrando. Et aussi la belle voix de mezzo de Casandre Berthon en Ines. Enfin, il faut dire qu’il y a trois distributions pour une grande quantité de représentations. Le maestro Benini, avec de l’expérience dans cet ouvrage et une direction sage et efficace, domine la totalité du drame dans la fosse et donne les nuances (et les entrées, bien sûr) aux voix solistes et au formidable chœur dirigé par Andrés Máspero.


Encore une belle journée de théâtre lyrique, un succès presque complètement applaudi. Mais il y a toujours des voix contraires, heureusement: on a parfois entendu l’expression d’une incompréhension devant un Trouvère aussi «mou».


Le jour de la représentation était particulier. Les fêtes de la Gay Pride dans une ville pleine de liberté où l’obscurantisme a régné pendant quarante ans de dictature, il y a longtemps – on dirait que certains l’ont oublié ou qu’ils n’ont pas lu les livres d’histoire; et, en même temps, très près, plaza de Oriente, on pouvait voir sur plusieurs écrans Le Trouvère. La place, entre le théâtre et le Palais Royal, était pleine de monde, sans nul doute. C’est-à-dire un succès au théâtre et un phénomène dans les rues.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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