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Capriccio, la beauté pénétrante

Madrid
Teatro Real
05/27/2019 -  et 29, 31 mai, 2*, 4, 6, 9, 11, 14 juin 2019
Richard Strauss: Capriccio, opus 85
Malin Byström (La comtesse Madeleine), Josef Wagner (Le comte), Norman Reinhardt (Flamand), Andrè Schuen (Olivier), Christof Fischesser (La Roche), Theresa Kronthaler (Clairon), John Graham-Hall (M. Taupe), Leonor Bonilla, Juan José de León (Deux chanteurs italiens), Torben Jürgens (Le majordome), Emmanuel Faraldo, Pablo García-López, Manuel Gómez Ruiz, Gerardo López, Tomeu Bibiloni, David Oller, Sebastià Peris, David Sánchez (Serviteurs), Elizabeth McGorian, Julia Ibánez, Clara Navarro (danseuses)
Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Asher Fisch (direction musicale)
Christof Loy (mise en scène), Raimundo Orfeo Voigt (décors), Klaus Bruns (costumes), Franck Evin (lumières), Andreas Heise (chorégraphie)


M. Byström (© Javier del Real/Teatro Real)


Ce n’est pas le dernier opéra de Strauss créé sur scène, mais Capriccio est vraiment son dernier opéra. On sait bien que L’Amour de Danaé aurait dû être crée à l’été 1944 à Salzbourg, et il y a eu une répétition générale (16 août), mais avec la guerre totale et l’attentat contre Hitler, tous les festivals furent annulés. Or L’Amour de Danaé est un opéra dont la composition avait été achevée juste avant Capriccio. On parle et on écrit trop souvent sur telle ou telle œuvre d’un artiste comme son «testament». Jamais, ou presque, avec autant d’exactitude à propos de Strauss et de trois de ses œuvres tardives. Il y a lieu un commun selon lequel Capriccio, Métamorphoses et les Quatre derniers lieder sont une sorte de testament. Mais c’est une appréciation largement partagée, plutôt qu’un lieu commun.


Si la répétition générale de L’Amour de Danaé a eu lieu dans un moment invraisemblable, alors que la guerre était nettement perdue depuis un an, la première de Capriccio a été donnée fin octobre 1942, cinq jours après le déclenchement de la deuxième bataille d’El Alamein, juste au moment où il était déjà clair que la bataille de Stalingrad ne serait pas gagnée, quelques jours avant le débarquement allié en Afrique du Nord, pendant les premiers bombardements alliés sur les villes allemandes, qui allaient rapidement s’aggraver. Il n’est pas insolite qu’aucune personnalité du régime ait été présente pour les représentations à Munich. La situation était désespérée, mais pas encore trop grave. On ne voulait pas savoir que tout cela était ce qu’on appelle le moment d’inflexion de la guerre. Heureusement, au même moment où le IIIe Reich s’évadait de la réalité, couvert du sang de son peuple et d’autres peuples, comme les Russes et les juifs allemands ou étrangers, Strauss retournait à la réalité de l’art et du théâtre. Mais on peut se demander qui, dans le public de Munich fin octobre 1942, était prêt à mettre la distance esthétique nécessaire pour contempler une œuvre d’art comme Capriccio. Le philosophe José Ortega y Gasset proposait comme contraires les situations de repli sur soi (ensimismamiento) et d’altération, dans le sens de trouble (alteración). L’Europe, l’Allemagne vivaient un moment d’alteración, et le code, la trame – s’il y en a une, mais je crois qu’il y en a une –, le conflit, les propos, la richesse sonore de Capriccio n’étaient pas de ce monde altéré, mais pour un monde où le repli sur soi aurait été possible.


L’ombre de Stefan Zweig, qui s’était suicidé en février, neuf mois avant la première, est présente dans la conception et le développement conçus par Strauss et Clemens Krauss. Zweig ne pouvait pas supporter l’imminence d’un monde géré par le gangstérisme de Berlin et Tokyo. Ah, si lui et sa femme avaient attendu un tout petit peu, quelques mois... L’idée était la sienne, et dans cette production, il semble que dans la scène finale, le majordome, précisément, soit Zweig.


Ah, la discussion artistique de Capriccio! Ah, la scène finale! On prend le risque de réduire cet opéra insurpassable à son livret. Mais Capriccio montre clairement que la musique est la dramaturgie d’un opéra. La scène finale, si commentée, si louée, ne serait que quelque chose de trop évident sans la musique de Strauss. Cela serait trivial, comme l’annonce le texte lui-même. Et l’octuor? Un chef-d’œuvre par lui-même, qui trouve plus tard sa réponse dans l’octuor bouffe des valets. Un chef-d’œuvre, qui culmine sur une fugue, mélange des mots des artistes dans leur rivalité et leur besoin l’un de l’autre. Et le monologue de La Roche collé à l’octuor? Sachs et Wotan en même temps, mais dans la terre, dans la réalité (c’est-à-dire, le théâtre), sans le chauvinisme caché de Sachs ou la divinité bourgeoise de Wotan: le metteur en scène, un grand artiste souvent, un fouineur ou un imposteur quelquefois. Les metteurs en scène devraient étudier le monologue de La Roche... sans profiter de ses remarques aux créateurs, mais de son exigence de soi. La musique enveloppant ce discours est le complément passionné de l’octuor qui précède, mais aussi du final de Madeleine et du miroir. La musique puissante du monologue présente le personnage en train de s’interroger passionnément; la musique délicate et pénétrante du final illustre les interrogations de l’héroïne qui connaît les réponses et la crainte de savoir la fin triviale des récits et leurs matériaux (leurs procédures, leurs méthodes... leurs martingales).


L’opéra, en coproduction avec l’Opernhaus de Zurich, est servi par six rôles principaux, et c’est avec eux et la fosse que le tout fonctionne ou ne prend pas. Ici les choses fonctionnent à la perfection; on imagine le travail de chant, de direction d’acteurs, de répétitions d’orchestre et d’ensemble, mais il paraît facile, à la portée de n’importe quoi. Le miracle de l’octuor et la fugue, l’accompagnement des monologues (celui de La Roche, passionné et plein de pratique plus que de théories, la bien connue scène finale de la comtesse), la définition du gestus individuel de chaque personnage (jamais des marionnettes), tout cela d’un niveau artistique insurpassable. Il y a, d’ailleurs, un accord presque parfait parmi la critique: il s’agit d’une des meilleures productions du Teatro Real pour les vingt-deux années de sa nouvelle existence, juste au moment où l’on célèbre son bicentenaire. Christof Loy dirige les acteurs, mais aussi force la machine du temps: les flash-back, les danseuses qui sont Madeleine enfant et Madeleine mûre, la simultanéité des âges à travers les costumes (un XXe siècle imprécis, un éventuel XVIIIe). La mise en scène de David Marton pour La Monnaie en 2016 (avec Sally Matthews en Madeleine et la direction musicale de Lothar Koenigs) jouait, elle aussi, sur le temps, presque comme acteur muet de la séquence.


Si la direction d’acteurs est impeccable, les voix sont mises en valeur avec une grande précision dans les ensembles, et aussi dans les moments des solos (rares, sauf pour Madeleine ou La Roche) ou des dialogues et trios (ah, le trio de deux artistes et de la comtesse Madeleine à propos du sonnet!) Ainsi, la soprano suédoise Malin Byström a excellé dans son rôle de la comtesse, une voix claire, au timbre coloré, des interventions cocasses, une très noble veuve contente, pas tout à fait joyeuse. Le succès de Byström a été la récompense du public du Teatro Real pour sa façon splendide de résoudre ce rôle lesté par de redoutables incarnations prestigieuses d’antan.


Ainsi, la voix puissante, grave, wagnérienne de Christof Fischesser, dans un rôle plus brillant que ceux de ses collègues, a partagé la vedette avec Byström, et il a su profiter du moment de gloire de son monologue. Formidable Fischesser. Grand niveau que celui des voix du conflict, le ténor américain Norman Reinhardt et le baryton italien Andrè Schuen, dont l’importance est un peu occultée par l’objet de ses amours et par La Roche en tant que créateur du réel à partir de ses visions. Mais ils partagent avec une grande maîtrise tant théâtrale que vocale des éloquences et rivalités toujours assagies. Theresa Kronthaler, allemande et romaine, toute une personnalité raffinée dont l’importance de la présence comme Clairon n’est pas récompensée par la longueur de ses interventions, chante en s’intégrant dans l’ensemble des six (ou des huit). Elle nous laisse l’envie de la voir et l’entendre ailleurs, peut-être comme Elisabeth dans la Maria Stuarda de Lucerne. Enfin, le cynique pas trop méchant Comte, le frère de Madeleine, authentique spécimen de la classe privilégiée de l’Ancien Régime, classe oisive, est incarné par la voix souple et l’interprétation pondérée de Josef Wagner, un exemple de sens de la mesure dans une belle voix. Leonor Bonilla et Juan José de León étaient les deux chanteurs italiens, considérés dans la pièce (tout comme dans la mise en scène de Loy) comme plus proches des valets que des personnages de la maison. L’octuor des serviteurs bien vaut une mention des voix qui ont maîtrisé ce passage: Emmanuel Faraldo, Pablo García-López, Manuel Gómez Ruiz, Gerardo López, Tomeu Bibiloni, David Oller, Sebastià Peris, David Sánchez. Sans oublier le dialogue mi-bouffe, mi-suggestif de M. Taupe, le souffleur, avec le majordome, deux voix tout à fait opposées, le ténor retenu et discret John Graham-Hall et la basse largement déployée de Torben Jürgens. Un autre contraste de grand intérêt, celui-ci transcendant: les deux danseuses, Elizabeth Mc Gorian et la comtesse enfant, ce dernier rôle partagé entre les très jeunes Julia Ibánez et Clara Navarro.


Mais tout cela doit fonctionner par la grâce et la sueur d’un directeur musical. L’Israélien Asher Fisch a tenu ce pari redoutable avec finesse, avec autorité, avec beaucoup de travail et, peut-être surtout, avec une sensibilité artistique de premier rang. On l’a anticipé avant, en évoquant le travail dur et inspiré exigé par cette production. On a remarqué que le Teatro Real a programmé à la suite le dernier opéra de Verdi, Falstaff (voir ici), et le dernier de Strauss. Si ce Falstaff-là était une très belle approche, ce Capriccio-ci est un bonheur complet.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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