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Le chef-d’œuvre de Dukas sur les cimes du Capitole Toulouse Théâtre du Capitole 04/04/2019 - et 7*, 9, 12, 14 avril 2019 Paul Dukas : Ariane et Barbe-Bleue Vincent Le Texier (Barbe-Bleue), Sophie Koch (Ariane), Janina Baechle (La nourrice), Eva Zaïcik (Sélysette), Marie-Laure Garnier (Ygraine), Andreea Soare (Mélisande), Erminie Blondel (Bellangère), Dominique Sanda (Alladine)
Chœur du Capitole, Alfonso Caiani (chef de chœur), Orchestre national du Capitole, Pascal Rophé (direction musicale)
Stefano Poda (mise en scène, décors, costumes, lumières), Paolo Giani (collaborateur artistique)
(© Cosimo Mirco Magliocca)
Alors que l’Opéra de Toulouse vient d’annoncer une saison 2019-2020 parmi les plus réjouissantes du moment (une reprise bienvenue de Dialogues des Carmélites par Olivier Py, une création confiée à Marc Bleuse, un Parsifal avec Sophie Koch et Matthias Goerne, une Jenůfa avec Angela Denoke ou encore le rare Mefistofele de Boito – reprise du spectacle présenté l’été dernier à Orange), son directeur Christophe Ghristi surprend en ce printemps avec Ariane et Barbe-Bleue (1907) de Paul Dukas, donné pour la première fois ici.
Si Jeanne-Michèle Charbonnet s’était imposée voilà quelques années comme l’interprète phare de cet ouvrage (voir notamment à Dijon en 2012 et à Strasbourg en 2015), il revient cette fois à Sophie Koch de prendre la relève pour une prise de rôle attendue: la mezzo est en effet depuis plusieurs années une des valeurs montantes du chant français. Disons-le tout net: l’examen de passage est réussi haut la main, tant elle se joue avec aisance de ce rôle-titre redoutable. La voix est ample sur toute l’étendue de la tessiture, tandis que l’émission souple et ronde est un régal de bout en bout. Koch parvient aussi à soutenir le défi physique d’une présence constante pendant tout l’ouvrage, la voix ne montrant pas de fatigue particulière à l’issue de la représentation. On mentionnera encore une parfaite diction, particulièrement précieuse dans un ouvrage où la compréhension du texte est aussi importante.
On se régale en effet pendant trois actes de la richesse d’interprétations du livret symboliste de Maurice Maeterlinck (1862-1949), plus explicite ici que l’autre adaptation lyrique célèbre due à Debussy, avec Pelléas et Mélisande (1902). Malgré une action statique et des voix masculines trop peu présentes, les deux heures de musique sont un enchantement constant, tant l’imagination de Dukas fait mouche dans l’orchestration, mélange audacieux de l’opulence wagnérienne et du raffinement français. Familier de la musique contemporaine, Pascal Rophé s’en saisit avec un sens évident du contraste, apportant à son geste incandescent une énergie brulante. Il n’en oublie pas de faire ressortir les passages légers et colorés, soignant les transitions entre les multiples «humeurs» de l’ouvrage. C’est là l’une des plus belles directions lyriques qu’il nous ait été donné d’entendre.
Face à ce geste inspiré et à l’Ariane superlative de Sophie Koch, les seconds rôles sont de haut niveau – hormis la décevante Nourrice de Janina Baechle, à la projection insuffisante et à la diction maladroite dans les passages parlés au III. Rien d’indigne bien sûr, mais on lui préfère nettement l’ensemble des épouses réunies, tout particulièrement la Sélysette d’Eva Zaïcik, qu’on aimerait entendre dans un rôle plus développé, tant ses interventions se hissent au niveau de Sophie Koch. Enfin, Vincent Le Texier compose un Barbe-Bleue digne et touchant, et ce malgré la minceur de son rôle. L’ensemble des interprètes jouent parfaitement le jeu de la mise en scène minimaliste de Stefano Poda, qui, comme à l’habitude, ne fait confiance qu’à lui-même pour élaborer décors, costumes et lumières... Le metteur en scène italien se montre très inspiré dans sa lecture symbolique du drame, restant fidèle à une splendide scénographie, au noir et blanc épuré, dans la droite ligne de celle saluée récemment à Liège dans Faust.
On découvre d’emblée les interprètes figés dans l’univers mental d’Ariane, d’abord face à un vaste mur tout droit sorti des catacombes avec ces morceaux de corps entrelacés autour des portes de Barbe-Bleue, avant que le labyrinthe ne prenne place aux II et III pour figurer l’enfermement psychologique de l’héroïne. La Nourrice et les multiples femmes de Barbe-Bleue ne représentent-elles pas une seule et même femme, Ariane? C’est ce que semble suggérer Poda en donnant à Sophie Koch le pouvoir de conduire les femmes à sa guise dans le labyrinthe, par la seule force de son doigt. Outre les doubles maléfiques des femmes interprétés par des danseuses, on mentionnera la bonne idée de mettre en avant le rôle de la Nourrice, la seule à être habillée en noir: Poda rappelle ainsi qu’elle ne succombe pas, à l’instar des autres, au désir de Barbe-Bleue. C’est bien à la Nourrice, et non pas aux autres femmes, qu’Ariane s’adresse au début du II en tentant de libérer la féminité caché sous ses aspects austères: «Vous devez être belle». De quoi nous rappeler combien ce texte regorge de doubles sens passionnants pour qui veut bien voir au-delà des apparences. Courez voir ce spectacle de toute beauté, présenté au Capitole jusqu’au 14 avril prochain!
Florent Coudeyrat
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