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«Tout ici hurle en silence» Strasbourg Palais de la Musique 02/07/2019 - et 8 février 2019 Joseph Haydn : Symphonie n° 73 en ré majeur « La Chasse »
Dimitri Chostakovitch : Symphonie n° 13 en si bémol mineur « Babi Yar », opus 113 Pavlo Hunka (baryton)
Eesti Rahvusmeeskoor RAM, Mikk Uleoja (chef de chœur), Orchestre philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja (direction)
P. Hunka
Le mitraillage de près de 34000 juifs, les 29 et 30 septembre 1941, par des forces nazies et des miliciens ukrainiens, dans le ravin de Babi Yar proche de la ville de Kiev, reste un épisode particulièrement monstrueux de la Seconde Guerre mondiale. Mais l’obstination du pouvoir soviétique à faire oublier ensuite ce tragique fait d’histoire n’est pas moins emblématique des totalitarismes les plus fous du siècle dernier. Dès 1945, la propagande stalinienne procédera à un black out officiel systématique du génocide juif qui coûta la vie à près d’un million de personnes en Union soviétique, afin de mettre l’accent sur la seule souffrance du « peuple russe » au cours du second conflit mondial, sans notion de nationalité ni d’origine. Une force d’omission qui s’exercera à tous les niveaux, jusqu’aux projets d’urbanisation qui tenteront de faire disparaître même la trace géographique du ravin de Babi Yar. Et les musiciens ne sont pas épargnés : en 1945, la création d’une Symphonie « A la mémoire des victimes de Babi Yar », écrite par le compositeur ukrainien Dimitri Klebanov fut déclarée « anti-patriotique », la carrière ultérieure de son auteur se trouvant dès lors totalement marginalisée. On peut dénicher sur la toile un enregistrement de cette symphonie, pour mezzo-soprano et grand orchestre, tirée de l'oubli en 1990 seulement, et découvrir là une musique poignante. Chostakovitch en connaissait-il l’existence ? Vraisemblablement pas.
En 1961, lorsque Evgueni Evtouchenko brise ce tabou du silence en faisant paraître son poème Babi Yar dans une gazette littéraire russe, Staline est mort depuis longtemps mais la démarche d’oubli systématique du pouvoir soviétique ne s’est guère affaiblie. Et quand Chostakovitch choisit courageusement ce texte pour en faire le premier mouvement de sa Treizième Symphonie (en y adjoignant ensuite quatre autres poèmes, à caractère plus satirique et social, pour les mouvements suivants), il va faire surgir les obstacles de toutes parts, autant officiels qu’officieux (jusqu’à l’indisposition diplomatique d’Evgeny Mravinsky, qui devait initialement créer l’ouvrage). Mais l’histoire gardera surtout en mémoire la prodigieuse ovation réservée à Chostakovitch par le public de la création, dans la grande salle du Conservatoire de Moscou : un triomphe, réservé à ce petit homme myope qui paraissait là pourtant si fragile, comme écrasé sous ce déluge d’applaudissements. Un succès énorme, dont le lendemain la presse soviétique se garda bien de publier le moindre écho significatif.
Ovation pas moins impressionnante ce soir, à l’issue de ce concert, et qui se reproduit d’ailleurs à l’identique partout, quand cette rare symphonie est au programme. L’œuvre est tellement sincère, dans toutes ses dimensions, des plus effrayantes aux plus intimes, qu’elle ne peut laisser indifférent. Sous réserve bien sûr que le texte des poèmes chantés soit compris de tous, et heureusement un sur-titrage efficace, qui faisait si cruellement défaut au concert précédent de ce cycle Chostakovitch, est cette fois bien présent. On peut entrer ainsi de plain-pied dans un univers bouleversant, soubresauts de la grande histoire mais aussi multiples lignes de souffrance et de force d’un quotidien plus spécifiquement russe : dénuement collectif, peurs sourdes et continues suscitées par les errements imprévisibles d’un régime totalitaire, avec pour seuls moyens de défense l’humour et le fatalisme... Des facettes explorées avec beaucoup de versatilité par le baryton-basse ukrainien Pavlo Hunka, dont il ne faut cependant pas espérer des réserves de puissance énormes. La voix reste assez claire et la projection n’est pas particulièrement sonore, pouvant même laisser un peu sur sa faim dans certains passages où l’on attendrait davantage de faconde (le deuxième mouvement, «L’Humour», où des basses mieux accoutumées à chanter les moines paillards chez Moussorgski font merveille). Ici le propos est plus insidieux, très humain aussi, dimension intime tout à fait en phase avec cette symphonie totalement personnelle, où Chostakovitch dévoile sa personnalité et ses propres souffrances sans aucun fard. Magistralement mené par Marko Letonja, avec une réserve inépuisable d’énergie brute (et une gestique à mains nues qui semble faire fi de la complexité rythmique de certains passages de la partition, pour aller droit à l’essentiel), l’Orchestre philharmonique de Strasbourg surprend parfois par des timbres très rauques, pas policés du tout, mais qui restent totalement pertinents dans une ambiance aussi intense. A l’arrière-plan, le Chœur national d’hommes d’Estonie fait bloc, presque toujours à l’unisson, avec un engagement humain qui sonne là encore très authentique. Un magistral point culminant pour ce cycle Chostakovitch, qui devrait marquer durablement les mémoires (voir par ailleurs ici et ici).
Le croisement avec « l’autre » cycle symphonique de la saison s’effectue quelque peu au détriment de Haydn, dont l’œuvre au programme en première partie ne fait évidemment guère le poids en regard du mastodonte qui suit. D’autant plus que le choix s’est porté cette fois sur une symphonie plutôt ludique, la Soixante-treizième dite «La Chasse», abordée par Marko Letonja et les musiciens de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg presque autant comme un divertissement qu’une symphonie. Une lecture au demeurant très juste, dans sa légèreté et son élégance (en particulier une très belle introduction, superbe démonstration de musicalité collective). Petite particularité : le timbalier se croise les bras pendant trois mouvements, avant d’intervenir abondamment dans le dernier. Pourquoi ? Parce que ce dernier Allegro, tout à coup ragaillardi par ses exubérantes sonneries de cors, a une autre origine, puisqu’il s’agit en fait d’une ouverture d’opéra, celle de La fedelta premiata, que Haydn a réutilisée intégralement ici en guise de conclusion. Le plus insolite est qu’on a attendu 1965 pour le savoir, la partition de cette Fidélité récompensée (où il est beaucoup question de Diane et de chasse... justement) ayant jusque là été considérée comme perdue, avant d’être exhumée dans un fonds de bibliothèque à Turin...
Laurent Barthel
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