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Le silence parle Strasbourg Palais de la Musique 12/13/2018 - Dimitri Chostakovitch : Ouverture de fête en la majeur, opus 96
Erich Wolfgang Korngold : Concerto pour violon en ré majeur, opus 35
Silvestre Revueltas : La Noche de los Mayas Renaud Capuçon (violon)
Orchestre philharmonique de Strasbourg, Miguel Harth-Bedoya (direction) M. Harth-Bedoya (© Anne Liv Ekroll)
La carrière du chef d’orchestre péruvien Miguel Harth-Bedoya, bien que très internationale (il réside au Texas, où il est chef principal de l’Orchestre de Fort Worth, mais dirige tout aussi fréquemment l’Orchestre de la Radio norvégienne à Oslo) nous avait complètement échappé jusqu’ici et c’est grand dommage. Son passage en Alsace nous permet de découvrir un chef doté d’un évident charisme, et dont les capacités techniques permettent à l’Orchestre philharmonique de Strasbourg de faire d’emblée bonne figure dans un répertoire dont il est pourtant peu familier. En tant que discophile toujours curieux de découvertes, on connaissait déjà la suite d’orchestre tirée de La Noche de los Mayas, musique de film du compositeur mexicain Silvestre Revueltas (en particulier les enregistrements signés par Esa-Pekka Salonen et Gustavo Dudamel, tous deux très impressionnants, ne serait-ce qu’à titre de séquences de démonstration pour matériel audiophile haut de gamme), mais pouvoir assister en direct à une exécution de cette partition riche en couleurs est évidemment une aventure encore bien davantage stimulante.
Outre un effectif symphonique fourni, la partition réserve un large rôle à un groupe de percussionnistes passionnant à observer (près de quinze musiciens en tout, si l’on compte le piano dans le lot). C’est là vraiment l’un des points d’impact clés de l’ouvrage, et certainement à Strasbourg, ville dotée on le sait d’une longue tradition en matière de percussions, un défi plus facile à relever qu’ailleurs. Sous la direction à la fois souple et vigilante de Miguel Harth-Bedoya il est impossible de résister à la jubilation rythmique qu’installent progressivement tous ces musiciens affairés autour d’une multitude d’instruments tantôt bien connus tantôt plus étranges, avec à la clé une certaine recherche de couleurs précolombiennes particulières. Le chef d’orchestre mexicain José Yves Limantour, auteur de l’arrangement posthume de cette suite d’après la partition filmique originale, a d’ailleurs encore renforcé cet aspect, en augmentant considérablement le nombre de percussions initialement requis par Revueltas. A bon escient sans doute ? De même qu’ici Miguel Harth-Bedoya nous paraît autoriser, en particulier dans les variations du dernier volet, certains moments d’improvisation aux percussionnistes les plus en verve. Ceci reste un point d’achoppement, car ne renforçant pas forcément la cohérence de l’ensemble voire augmentant un certain effet « couleur locale » au détriment de qualités d’écriture plus robustes qui mériteraient d’être mieux mises en valeur. On serait d’ailleurs curieux de savoir comment un compositeur de la trempe de Paul Hindemith, qui a séjourné au Mexique en 1946 et a pu alors non seulement découvrir cette musique mais en tirer lui aussi une suite d’orchestre, plus courte, de quinze minutes environ, a travaillé sur le même sujet. Difficile en effet de ne pas penser ici, finalement, à une sorte de Respighi sud-américain, qui même sous couvert d’un typologie d’école nationale relativement marquée, manie surtout l’orchestre avec une virtuosité typiquement occidentale et post-romantique. A ce jeu-là l’Orchestre philharmonique de Strasbourg dans son ensemble retrouve tout à fait spontanément ses marques, même s’il nous manque ici l’énergie minérale voire clinquante qu’y mettent des cuivres américains, que ce soit du nord ou du sud. La comparaison avec les enregistrements du Los Angeles Philharmonic ou de l’Orchestre des jeunes Simón Bolívar du Venezuela permet de comprendre d’emblée où se situe ce déficit en brutalité, mais même plus prudente voire civilisée, la prestation strasbourgeoise ne manque pas d’allure.
Donnée sous le titre à nouveau accrocheur d’« Ecran total », la soirée confirme son ancrage cinématographique avec le Concerto pour violon de Korngold, tiré largement de musiques de film antérieures, sans pour autant donner l’impression d’une simple compilation, tant le lyrisme mélodique naturel de Korngold s’embarrassait peu de catégories, tout aussi fluide et reconnaissable au concert symphonique que dans les coulisses d’Hollywood. Pour mettre en valeur le charme et la virtuosité de cette partition désormais bien inscrite au répertoire, et à juste titre, on a à nouveau sollicité Renaud Capuçon, qui avait déjà interprété ce concerto à Strasbourg en 2007, alors sous la direction de Marc Albrecht. En plus de dix années l’interprétation du violoniste français a mûri : davantage de charpente, un archet plus sûr et même d’une incontestable maîtrise dans les passages de virtuosité, mais sans pour autant renoncer à un plaisir de l’effusion mélodique qui peut librement ressurgir à tous les instants. Et ceci avec une sonorité de violon toujours très pure, qui ne violente jamais les cordes et se démarque en cela de tout un sillage d’école américaine, tel qu’il a pu être initié d’emblée par Jascha Heifetz (grandiose créateur de l’ouvrage, dont il nous reste un enregistrement, vision fantastiquement belle mais aux dimensions presque écrasantes).
Ce n’est que la veille du concert que l’on a su, par voie de communiqué, qu’il serait bien autorisé, en dépit du dispositif de sécurité qui continue à tétaniser partiellement Strasbourg. Dans une ville endeuillée par un attentat terroriste, voire émergeant mal d’une paralysie difficile à gérer (avec l’auteur d’une fusillade toute récente encore caché quelque part : il sera d’ailleurs abattu par les forces de l’ordre dans un autre quartier, alors même que ce concert est en train de se dérouler), il a fallu maintenir le programme initialement prévu, même si son humeur festive coïncide mal avec le contexte. C’est particulièrement vrai pour l’Ouverture de fête de Chostakovitch, musique certes d’une gaieté de façade où le sarcasme voire l’aigreur ne sont jamais très loin, mais dont les flonflons ne tombent vraiment pas à propos. Même en prenant le soin d’une minute de silence en mémoire de l’attentat du Marché de Noël, le choc est violent mais reste aussi un mal nécessaire: coûte que coûte, la vie doit continuer, ici comme ailleurs, et nos centres d’intérêt collectifs, a fortiori aussi nobles qu’un concert, doivent continuer à nous souder. Ce que résument magnifiquement Renaud Capuçon au violon et Pierre-Michel Vigneau à la harpe, au cours d’un bis donné après le concerto : une Méditation de Thaïs de Massenet dédiée elle aussi à la mémoire des victimes de l’attentat et jouée avec une pudeur et une pureté qui élèvent cette musique très haut. A l’issue, le public, durablement ému, retarde longuement le moment d’applaudir : une véridique et poignante minute de silence, tout à fait spontanée cette fois, d’une valeur symbolique profondément émouvante.
Laurent Barthel
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