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Le combat des héros Strasbourg Palais de la Musique 11/29/2018 - et le 30 novembre Joseph Haydn : Symphonie n° 102
Philippe Manoury : Etats d’alerte, pour duo de percussions et orchestre
Richard Strauss : Ein Heldenleben, opus 40 KrausFrink (percussions)
Orchestre philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja (direction)
V. Kraus, M. Frink (© Uli Grohs)
Après s’être consacrés toute la saison dernière à une intégrale des symphonies de Beethoven, Marko Letonja et l’Orchestre philharmonique de Strasbourg ont opté cette année pour un cycle de symphonies de Haydn et Chostakovitch. Cette fois l’hommage sera forcément moins exhaustif mais permettra de confronter l’orchestre à des pages du répertoire qu’il a peu l’habitude de jouer, voire de mettre en perspective deux compositeurs qui chacun ont envisagé l’exercice symphonique avec un savoir-faire et des idées novatrices particuliers.
Le choix de la Cent-deuxième Symphonie de Haydn est d’emblée stratégique : un rare et précieux joyau parmi des Symphonies « londoniennes », au demeurant toutes exceptionnelles et attractives. Rappelons qu’il s’agit-là de musiques de pleine maturité, mais aussi d’œuvres écrites spécifiquement pour le concert public et non plus pour un usage de cour aristocratique. D’où le développement d’un concept de véritable « spectacle symphonique », d’une lisibilité et d’un renouvellement d’inspiration destinés à tenir l'auditoire continuellement en haleine. A ce titre, la Cent-deuxième est exemplaire, gorgée de trouvailles instrumentales délicieuses, de rythmes entraînants voire de saveurs harmoniques Mitteleuropa : l’art d’un musicien de soixante-deux ans en pleine possession de ses moyens, qui sait développer ses arguments d’une façon savante mais en n’oubliant jamais de plaire. Un jeu à plusieurs détentes que l’Orchestre philharmonique de Strasbourg et Marko Letonja pratiquent avec une élégance remarquable, y compris par rapport aux antécédents de l’orchestre, dans un répertoire qui longtemps ne lui a pas bien convenu. Chaque nouvel événement ressort à sa juste place et les surprises sont ménagées avec un plaisir gourmand, jusqu’au plus petit détail (le discret violoncelle solo obligé qui vient colorer les cordes dans l’Adagio, par exemple). On notera aussi les progrès accomplis dans l’exercice de la formation réduite, discipline dangereuse qui prenait encore des allures de talon d’Achille au cours du cycle Beethoven précédent, notamment dans les symphonies les plus « haydniennes », justement. Idéalement on pourrait peut-être encore davantage souligner le trait populaire dans le Menuet, d’une scansion un peu sage, en revanche le Presto final, tout en restant équilibré, pétille avec une bien jolie dose d’humour.
Sous le nom rugueux de KrausFrink, se cache un duo de jeunes percussionnistes allemands fondé en 2006, donc uni déjà par une complicité ancienne : Victor Kraus (look de bon élève sage) en partenariat avec Martin Frink (look davantage branché...). Le second est par ailleurs percussionniste de la Deutsche Radio Philharmonie Saarbrücken Kaiserslautern et les deux ont fait une partie de leurs études à Strasbourg, dans la classe d’Emmanuel Séjourné. Le concerto pour percussions Etats d’alerte de Philippe Manoury a été écrit pour eux et créé en mai 2017 à Sarrebruck (ce concert filmé est accessible sur la toile dans de très bonnes conditions). Par rapport à cette exécution princeps le duo semble aujourd’hui plus vif et dynamique, mieux familiarisé avec cette partition d’une vingtaine de minutes particulièrement riche en événements. Le propos de Manoury, d’essence cinématographique, vise à restituer avec des moyens purement sonores une précipitation de gags successifs, voire de courses-poursuites à la façon du cinéma muet (Buster Keaton est cité comme référence). Le résultat n’est pas foncièrement drôle mais il est intéressant par ses ruptures de ton, voire l’impression de permanente tension voire d’électricité nerveuse qu’il suscite. Est-ce à cause des fréquents coups de sifflet qui ponctuent les étapes de cette aventure musicale à rebondissements, parfois une vague impression de Danses symphoniques de West Side Story se dégage, mais davantage par l’énergie rythmique que bien sûr par le langage, qui reste résolument contemporain. Assurément une partition intéressante et bien écrite, dont toutefois la première audition laisse une impression un peu anarchique du fait de la constante agitation des deux percussionnistes sur scène. L’œuvre gagne beaucoup à être réécoutée à tête reposée. Attention aussi à l’inflation de sifflets dans l’orchestre, difficilement tolérable sur le plan auditif quand tout le monde se sert dudit accessoire en même temps.
Bis très original à l’issue : Clapping Music de Steve Reich, mais sans les mains. Exceptionnellement les deux duettistes s'y servent uniquement de leur voix. Le dépouillement du concept original - un seul rythme discontinu de claquements de mains sur douze croches, d’abord simultané, puis décalé par un des duettistes, tantôt d’une croche en avance tantôt en retard, paraît quelque peu biaisé, l’usage des voix introduisant quand même dans l’œuvre quelques différenciations de hauteur, voire des petits hiatus de respiration, mais le résultat reste impressionnant de maîtrise du sujet.
Vaste machine de guerre en seconde partie, dont on pouvait légitimement attendre beaucoup, au vu des succès précédents de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg dans les poèmes symphoniques de Richard Strauss, Mais cette Vie de héros dépasse encore nos attentes. Une magnifique lecture, où se succèdent les points forts à mesure que les musiciens prennent de l’assurance, et dont on doit clairement le panache non pas à un mais bien à deux meneurs de jeu. Marko Letonja bien sûr, dont la gestique ample, encore que très clairement indicative, contrôle scrupuleusement tout ce qui se passe, mais aussi Charlotte Juillard au poste de premier violon, qui, non contente de jouer son long solo avec beaucoup de fine tendresse et d'humour, accomplit une véritable transfiguration de son pupitre, voire du quatuor tout entier. On ressent là une contagieuse jubilation du beau son qui fait plaisir à entendre et même à voir (une véritable cheffe d’attaque est à l’œuvre, qui emmène tous les musiciens dans la mêlée avec une énergie communicative). Avec pour résultat une exécution des plus compétitives, finalement plus émouvante que celle de nombre de phalanges plus huppées, car ici le résultat paraît bien davantage le fruit d’un véritable enthousiasme collectif que d'une routine de luxe. A la fin du combat, la fière allure de la réexposition du thème du héros, au phrasé superbement soutenu par tous, que ce soit par le souffle ou l’archet, restera dans les annales. Mit grossem Schwung und Begeisterung demande Strauss à ce moment, or il est rare que l’indication soit à ce point prise à la lettre. Vraiment une splendide démonstration !
Laurent Barthel
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