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Boccanegra contre les vampires

Paris
Opéra Bastille
11/15/2018 -  et 18*, 21, 24, 28 novembre, 1er, 4, 7, 10, 13 décembre 2018
Giuseppe Verdi: Simon Boccanegra
Ludovic Tézier (Simon Boccanegra), Mika Kares (Jacopo Fiesco), Maria Agresta*/Anita Hartig (Maria Boccanegra/Amelia Grimaldi), Francesco Demuro (Gabriele Adorno), Nicola Alaimo (Paolo Albani), Mikhail Timoshenko (Pietro), Cyrille Lovighi (Un capitano dei balestrieri), Virginia Leva-Poncet (Un’ancella di Amelia)
Chœurs de l’Opéra national de Paris, José Luis Basso (chef des chœurs), Orchestre de l’Opéra national de Paris, Fabio Luisi (direction musicale)
Calixto Bieito (mise en scène), Susanne Gschwender (décors), Ingo Krügler (costumes), Michael Bauer (lumières), Sarah Derendinger (vidéo)


M. Kares, L. Tézier (© Agathe Poupeney/Opéra national de Paris)


En 2006 sur la même scène, la mise en scène de Johan Simons n’avait convaincu qu’à moitié. A l’opposé de cette lecture très politique (reprise en 2007) mais pareillement rejetée par une partie du public de l’Opéra Bastille qui n’hésite pas à faire entendre son mécontentement, la nouvelle production du Simon Boccanegra de Verdi par Calixto Bieito divise tout autant mais intéresse bien davantage.


Après une Carmen sans «espagnolades» l’an dernier, l’artiste ibérique plonge les intrigues génoises dans le for intérieur du Doge, corsaire reconverti en politique dont le passé et le présent semblent comme se confondre dans les tourments de son cœur. L’immense carcasse de bateau qui tournoie sur la scène comme une machine à broyer le destin – décor unique figurant les déchirures de l’âme éventrée du marin qu’est Boccanegra – est le cadre dans lequel s’exposent ses traumatismes et ses dilemmes, ainsi que les fantômes de son passé – spectres qui défilent sur les vidéos gigantesques projetées en fond de scène. Inexorablement, ce navire de l’esprit se transforme, à la fin de l’œuvre, en tombeau.


L’intelligence et la cohérence de la mise en scène sont indéniables. On salue en particulier l’habileté de la transition entre le Prologue et le premier acte, qui donne à voir, alors que vingt-cinq ans séparent les deux parties, la transformation qui s’opère en Simon Boccanegra. De même, le traumatisme de la perte de sa femme est puissamment incarné par l’apparition fantomatique du personnage muet de Maria, de plus en plus présente sur scène au fil des actes, qui semble hanter le Doge et se superposer, dans un phénomène de transfert psychanalytique, au personnage de sa fille (Maria).


Par l’omniprésence des couleurs ternes, l’absence d’espérance et d’allégresse, la ronde des spectres qui tourne au bal des vampires, cette production respire les embruns mortifères – jusqu’à l’étouffement par noyade. C’est à la fois sa puissance et sa faiblesse. Dans le programme, Calixto Bieito explique que «Simon est le pivot de l’œuvre. Aussi, j’ai essayé d’explorer ce qu’il y a en lui, ce que son esprit renferme comme souvenirs, rêves, cauchemars.» Raisonnement valable mais nécessairement réducteur. Réducteur des autres personnages, présentés au seul prisme de la représentation que s’en fait Simon (souvent présent dans des scènes où le livret ne le place pas, observant au travers d’un dispositif vidéo les épisodes successifs). Réducteur des autres dimensions de l’opéra, à commencer par sa contextualisation historique et la douceur inouïe que diffusent nombre de lignes musicales.


De ce point de vue, la baguette de Fabio Luisi est une source permanente d’enchantement. D’une grande finesse de geste, le chef italien brosse les clairs-obscurs de cette partition avec tact et justesse. Peu d’explosions (y compris dans les scènes chorales) et beaucoup de nuances (dans les cordes notamment) caractérisent cette approche amoureusement pudique du chef d’œuvre de Verdi, qui séduit tout autant qu’elle crée un contraste déroutant avec la mise en scène.


Le plateau réuni par Stéphane Lissner est d’une indéniable efficacité et d’une belle cohérence, même si le rôle-titre domine d’une coudée franche l’équipe des solistes – une chance sinon une nécessité au vu des partis pris de la mise en scène. Ludovic Tézier – au sommet – brosse un portrait complexe et de bout en bout convaincant de Simon Boccanegra, aussi impérieux vocalement que crédible sur les planches. On ressent des frissons devant les «Pace» et «Amor» du premier acte. On souffre de toute son âme avec lui lors de ses retrouvailles avec sa fille, où les deux interprètes peinent à se toucher – comme pour mieux se rappeler que le bonheur sera terni très vite.


Les autres interprètes se situent tous à un très bon niveau, à l’exception peut-être du Gabriele de Francesco Demuro, dont la maîtrise de registre et une remarquable scène avec Fiesco ne suffisent pas à occulter une voix étriquée, un timbre nasal, une émission un peu faible et une gestuelle larmoyante. Le Jacopo Fiesco de Mika Kares est quant à lui admirable de bout en bout, avec sa voix assurée et immédiatement chauffée, donnant des airs de Nosferatu à son personnage. Lui fait pendant un Paolo (Nicola Alaimo) ayant véritablement le physique de l’emploi et sachant caractériser son personnage de manière assez idéale. Si le grain de voix manque parfois de frisson, Maria Agresta domine son rôle par un équilibre des registres très abouti et des vocalises touchantes.



Gilles d’Heyres

 

 

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