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La poétique du sacré, la dramatique du rêve Madrid Teatro Real 10/23/2018 - et 26, 29, 31 octobre; 5, 7, 9 novembre 2018 Kaija Saariaho : Only the Sound Remains Philippe Jaroussky (Spirit, Angel), Davone Tines (Priest, Fisherman), Nora Kimball-Mentzos (danseuse)
Theatre of Voices: Else Torp (soprano), Iris Oja (alto), Paul Bentley-Angell (ténor), Steffen Bruun (basse); Eija Kankaanranta (kantele), Camilla Hoitenga (flûte), Heikki Parviainen (percussion), Quatuor Meta4: Antti Tikkanen, Minna Pensola (violon), Atte Kilpeläinen (alto), Tomas Djupsjöbacka (violoncelle), Ivor Bolton (direction musicale)
Peter Sellars (mise en scène), Julie Mehretu (décors), James F. Ingalls (lumières), Christophe Lebreton (son)
P. Jaroussky, D. Tines, N. Kimball-Mentzos (© Javier del Real/Teatro Real)
ConcertoNet a rendu compte de la première de cet opéra à Amsterdam puis Paris. Grâce à la coproduction entre les théâtres d’opéra de ces deux capitales avec Madrid, Helsinki et Toronto, cette création arrive maintenant à Madrid. Mais il en existe aussi une captation en DVD et Blu-ray réunissant les qualités de l’ouvrage et de ses interprètes, même si la réussite visuelle est moins évidente.
Pour ces deux opéras en un seul opéra, il faut changer de codes de réception, c’est un livre qu’il faut lire dans un autre fauteuil, une autre pièce, sous une autre lumière. La rupture avec la situation dramatique qu’on associe au théâtre, le conflit ou l’action n’existent pas ici. Deux œuvres, avec l’affrontement du réel et de l’au-delà: le prêtre et le revenant; le pêcheur et l’ange. Parce qu’il y a un objet qu’ils ont perdu, oublié, et malgré la nature terrestre de l’objet, il est nécessaire à la vie transcendante. Les deux pièces nô trouvées par Sellars pour Saariaho (de la collection d’Ernest Fenollosa et Ezra Pound). La voix inouïe de Jaroussky est le déguisement du sacré. Que peut faire la fosse (sept musiciens, quatre voix) face à l’esprit, et par conséquent «non-vie», mais portrait du sacré? Après le départ du héros et de l’ange, après leur évanouissement, il ne reste d’eux que le son. Et la stupeur du prêtre (le moine) et du pêcheur. Et la stupeur n’est-elle pas une des prises de conscience du sacré? María Zambrano a pressenti que, dans les imaginaires, le néant fut la dernière apparition du sacré.
La musique de Saariaho sera mieux comprise par ceux qui connaissent déjà un peu son œuvre, un monde en soi, un monde à elle en tant que créatrice, un monde de sons reconnaissable mais qui ne se répètent pas. Le minimal, le spectral restent loin, mais ils y sont quand même un peu, de même qu’on y trouve des expérimentations semblables à celles de Messiaen et l’expérience d’un long siècle dans les rythmes et (surtout, peut-être, dans cet opéra) les timbres, les couleurs. La musique, continue, belle comme les choses célébrées par sa nouveauté et également parce qu’on y reconnaît la beauté de l’univers, se mouvant lentement et impossible à arrêter, et voilà que la cérémonie de Sellars et la chorégraphie de Nora Kimball-Mentzos se révèlent aussi comme de la musique, de la musique qu’on voit, qu’on regarde.
Mais l’image...! Peter Sellars a suggéré ces deux pièces nô, tout comme il a mis d’accord, il y a longtemps, John Adams et Alice Goodman, pour un ouvrage décisif de l’esthétique de notre temps, Nixon in China. Voilà un homme de théâtre, il n’a pas forcé un opéra préexistant pour faire son spectacle japonais; il a cherché, il a trouvé, il a identifié la musicienne adéquate. Et il a créé tout une série d’images de rêve soutenues par les projections d’ombres, les pièces enregistrées de Saariaho elle-même, les décors peints de Julie Mehretu (donnant parfois sur la nudité soudaine de la scène), les mouvements, la cérémonie, les gestes bien modulés... Un peu ce qu’on perd dans le DVD, hélas! Mais il faut souligner la correspondance entre les sons continus de Saariaho – sons d’horror vacui, n’arrêtant jamais, mais qui ne montent presque jamais jusqu’aux dynamiques les plus élevées, des sons très nuancés, des sons qui renferment une suggestion d’éternité – et les images ainsi que les mouvements de Sellars.
On ne peut pas, on ne doit pas ajouter les éloges à la qualité de l’ensemble instrumental et vocal. On peut ajouter l’efficacité d’Ivor Bolton, aussi efficace ici que dans n’importe quel répertoire, un maestro imbattable dont le cerveau contient tous les musiques. L’équipe n’est pas tout à fait la même qu’à Amsterdam, mais la plupart des musiciens y sont toujours, comme les deux musiciennes associées à des œuvres antérieures de Saariaho, Elija Kankaanranta au kantele et Camilla Hoitenga à la flûte. Et il faut remarquer encore une fois la danse de Nora Kimball-Mentzos; Jaroussky et elle se dédoublent dans le rôle de l’Ange, l’Ange qui réclame son manteau, l’Ange qui danse sa partie et offre la chorégraphie sacrée.
Malgré la méfiance du public, comme dans n’importe quel théâtre dans le monde, Only the Sound Remains a remporté un succès indiscutable à Madrid. Après les provocations de l’avant-garde (une génération presque jamais opératique) ne sont pas apparues des réactions et des concessions au mauvais goût, mais des œuvres qui possèdent quelque chose à l’intérieur, quelque chose en forme de son, de théâtre, de beauté.
Santiago Martín Bermúdez
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