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Salzbourg en transe

Salzburg
Felsenreitschule
08/16/2018 -  et 19, 23, 26* août 2018
Hans Werner Henze : The Bassarids
Sean Panikkar (Dionysos), Russell Braun (Penthée), Willard White (Cadmus), Nikolai Schukoff (Tirésias, Calliope), Károly Szemerédy (Le capitaine de la garde royale, Adonis), Tanja Ariane Baumgartner (Agave, Vénus), Vera-Lotte Böcker (Autonoé, Proserpine), Anna Maria Dur (Béroé), Rosalba Guerrero Torres (danseuse et chorégraphie)
Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, Huw Rhys James (chef de chœur), Wiener Philharmoniker, Kent Nagano (direction)
Krzysztof Warlikowski (mise en scène), Malgorzata Szczęsniak (décors et costumes), Felice Ross (lumières), Denis Guéguin (vidéo), Claude Bardouil (chorégraphie)


(© Salzburger Festspiele/Bernd Uhlig)


Plutôt boudée par le public du Festival de Salzbourg en 1966, la création des Bassarides suscita en revanche de la part des professionnels et des critiques des réactions certes contrastées mais pour la plupart au moins attentives. « Richard Strauss a trouvé son successeur », « Cette musique s’écoute comme du Strauss qui aurait tourné à l’aigre et serait devenu imbuvable », ou encore « Cet incroyable édifice baroque semble défier l’esprit cartésien »... Bien qu’installé en Italie depuis longtemps, Hans Werner Henze bénéficiait alors d’une vraie notoriété de compositeur lyrique en Allemagne et en Autriche, concrétisée par cette prestigieuse commande. « Je voulais faire du grand opéra » écrit Henze à propos de ce projet, qui va l’occuper pendant un peu plus d’un an. Pour la création, Christoph von Dohnányi dirigeait les Wiener Philharmoniker (« J’avais eu si souvent leur son dans l’oreille en composant les Bassarides !» se rappelle Henze dans ses mémoires) et la mise en scène de Gustav Rudolf Sellner faisait voisiner sur la large scène du Grosses Festspielhaus un temple grec, une ville aux toits recouverts d’antennes de télévision, des totems géants, des costumes empruntés à des périodes historiques très variées... pour l’époque un vrai délire bachique !


Depuis lors, l’ouvrage a fait son chemin, remonté déjà plusieurs fois du vivant de Henze, qui en a profité pour lui apporter de nombreuses modifications de détail au fil de ces reprises. Et à présent Les Bassarides sont assurément en train d’entrer au grand répertoire, à la réserve près que les effectifs lourds qu’ils requièrent, en particulier choraux, limiteront toujours sa diffusion à des théâtres dotés de moyens conséquents. Et puis mettre en scène un ouvrage riche d’autant de virtualités visuelles n’est pas non plus une tâche facile...


Pour cette production, retour des Bassarides à Salzbourg un peu plus d’un demi-siècle après leur création, Markus Hinterhäuser a vu grand. Pas de Grosses Festspielhaus cette fois mais un Manège des rochers dont on connaît le pouvoir de fascination, avec ses trois rangées de loges taillées dans une falaise et son plateau peu profond mais extrêmement large. Les Wiener Philharmoniker sont à nouveau en fosse et l’effectif est tellement abondant que les percussions sont reléguées sur un podium latéral en hauteur. Au pupitre, Kent Nagano laisse la flamboyante musique de Henze s’épanouir tout en la quadrillant d’une battue invariablement précise. A chaque instant on ressent que tout est sous contrôle et qu’une formidable impulsion relance inexorablement le discours orchestral et choral. Une exactitude renforcée par la présence d’un chef assistant, debout devant les chœurs, afin de mieux préserver la cohésion de l’ensemble, même quand les chanteurs se retrouvent dispersés sur une grande largeur. Mais la direction de Nagano ne fascine pas seulement par cette rigueur : elle peut aussi se révéler d’un tellurisme impressionnant, périodes de saturation du champ sonore d’un grand lyrisme, en alternance avec des moments de prise en charge très attentive des voix, sans jamais les couvrir. A tous égards, un modèle.


Le choix de distribution a lui aussi fait l’objet de beaucoup de soin. A noter que ce sont The Bassarids que l’on chante et non la traduction allemande utilisée en 1966. Une version anglaise plus stylistiquement conforme au livret d’Auden et Kallman mais où les bons appuis vocaux sont peut-être plus difficiles à trouver pour certains chanteurs. En fait, personne ici ne semble éprouver de gêne et l’impact des voix est stupéfiant de sûreté, y compris dans les ensembles les plus complexes. Pour le rôle escarpé de Dionysos, le jeune chanteur américain d’origine sri-lankaise Sean Panikkar est un choix idéal. D’habitude l’emploi est plutôt confié à un heldentenor, au risque d’aigus trop lourds émis en force, alors qu’ici la voix passe en gardant en permanence une grande souplesse. Nikolai Schukoff, autre titulaire possible du rôle, se voit cette fois confier le plus épisodique Tirésias, où il est tout simplement excellent. Károly Szemerédy est parfait en capitaine de la garde, bon bougre contraint d’obéir à des ordres impossibles. Russell Braun assume courageusement le difficile rôle de Penthée, personnage essentiel, à la fois très entier et de plus en plus lézardé de doutes à mesure que l’action avance : l’emploi est ingrat mais la carrure que lui confère le baryton canadien est tout à fait respectable. En troupe à l’Opéra de Francfort, où on l’a à vrai dire rarement connue aussi incandescente, Tanja Anne Baumgartner et une Agavé bouleversante, et Willard White un Cadmus de référence, d’une véritable intensité tragique. Même dans le rôle secondaire d’Autonoé, Vera-Lotte Böcker crève l’écran, et la sensible nourrice d’Anna Maria Dur donne beaucoup de poids à ses quelques répliques, d’un fatalisme épouvanté. On ne décèle pas le moindre point faible.



(© Salzburger Festspiele/Bernd Uhlig)


Restait à trouver une visualisation possible. Sous l’emprise d’un Dionysos qui n’aspire qu’à se venger et à détruire, la population de Thèbes se laisse entraîner dans un culte extatique de plus en plus débridé, au grand dam du Roi Penthée, qui ne parvient évidemment pas à lutter contre l’influence prépondérante du dieu. L’issue sera tragique, massacre de Penthée par les Ménades en furie, dont Agavé, sa propre mère. Concilier la rigueur d’une exécution chorale avec une représentation scénique de ce délire gestuel de plus en plus frénétique est une tâche extrêmement difficile. Les solutions trouvées par Krzysztof Warlikowski et Malgorzata Szczęsniak ont le grand mérite d’être élégantes, sur un long plateau cloisonné en trois voire quatre parties. On peut certes reprocher à cette lecture d’évacuer la plupart des didascalies d'un livret délibérément surchargé de styles et de symboles hétéroclites (de la violence des Ménades d’Euripide à la sensualité débridée de toutes les contre-cultures des années soixante du siècle dernier), mais les leviers qu’elle actionne, finalement assez basiques, sont efficaces. Là où Henze mais surtout Auden et Kallman dispersaient à dessein le propos, cette production grandiose se ressent plutôt comme un retour implicite à des fondamentaux : religions méditerranéennes aux racines antiques, scènes ancestrales de transe collective, le tout empreint d’une puissance primitive dont même des costumes et accessoires pour la plupart contemporains n’altèrent pas l’intemporalité.


On s’ennuie en revanche un peu pendant l’Intermezzo, bref interlude comique (une parodie égrillarde du Jugement de Calliope) ultérieurement coupé par Henze et que l’on a tenu à rétablir, en allongeant de ce fait à tel point l’ouvrage qu’un entracte s’avère nécessaire, ce qui est aussi dommage. On y gagne des pages entières de bonne musique, voire un moment de détente que l’on peut juger utile dans un contexte aussi sombre, mais malheureusement cet Intermezzo est aussi pour Warlikowski un prétexte à de nombreuses vulgarités (guère choquantes, juste inutilement lourdes), faiblesses dont en revanche il sait judicieusement se garder partout ailleurs. Magnifique contribution de la danseuse Rosalba Guerrero Torres, laissée relativement libre d’improviser tout au long du spectacle une chorégraphie d’une intensité de plus en plus furieuse. Une soirée dont on sort secoué, voire épuisé. C’est sans doute à cela que l’on reconnaît une bonne exécution des Bassarides, quand Dionysos est passé par là !



Laurent Barthel

 

 

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