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Jansons et Neuenfels jouent leurs meilleures cartes Salzburg Grosses Festspielhaus 08/05/2018 - et 10, 13, 18, 22, 25* août 2018 Piotr Illitch Tchaïkovsky : La Dame de pique, opus 68 Brandon Jovanovich (Hermann), Vladislav Sulimsky (Tomski / Plutus), Igor Golovatenko (le Prince Eletski), Evgenia Muraveva (Lisa), Oksana Volkova (Polina, Daphnis), Hanna Schwarz (La Comtesse), Alexander Kravets (Tchekalinski), Stanislav Trofimov (Sourine), Gleb Peryazev (Naroumov), Pavel Petrov (Tchaplitski), Margarita Nekrasova (La Gouvernante), Oleg Zalytskiy (Maître de cérémonie), Vasilisa Berzhanskaya (Macha), Yulia Suleimanova (Chloe, Prilepa)
Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, Ernst Raffelsberger (chef de chœur), Wiener Philharmoniker, Mariss Jansons (direction)
Hans Neuenfels (mise en scène), Christian Schmidt (décors), Reinhard von der Thannen (costumes), Stefan Bolliger (lumières), Nicolas Humbert et Martin Otter (vidéo), Teresa Rotemberg (chorégraphie)
(© Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus)
Ex-trublion théâtral devenu avec l’âge, par l’effet d’on ne sait trop quelle transmutation miraculeuse, un vieux sage dont l’Allemagne écoute respectueusement les oracles, Hans Neuenfels, 77 ans, est un metteur en scène dont on continue à lire le nom sur une affiche avec une certaine appréhension. Avec lui le travail ne sera vraisemblablement pas consensuel, voire dérangeant au point parfois de faire fuir l’un ou l’autre des artistes prévus. On se souvient encore d’une Manon Lescaut munichoise où Anna Netrebko avait préféré faire ses valises dès les premières répétitions, totalement déboussolée par les bougonnements autoritaires du maître d’œuvre. A Salzbourg, le sillage sulfureux laissé par Neuenfels est resté encore plus vivace, suite à une tapageuse Fledermaus de 2001, brûlot politique prémédité en vue de déclencher le scandale le plus retentissant possible, objectif évidemment atteint à 100%. Il a donc fallu beaucoup de détermination à Markus Hinterhäuser pour oser réinviter aujourd’hui un tel personnage, même assagi avec le temps.
Rien de fondamentalement nouveau dans cette Dame de Pique, pour qui connaît le mode opératoire habituel de Neuenfels et de ses fidèles équipes (décorateur et costumier sont souvent les mêmes d’une production à l’autre). L’essentiel du concept se fonde sur une gestion particulière de la masse chorale, toujours traitée d’un seul tenant et équipée de costumes fortement caractérisés. Des rats pour le précédent Lohengrin de Bayreuth, de très laids télétubbies décolorés pour Manon Lescaut à Munich, et ici à nouveau des packs bizarres : des enfants livrés sur le plateau dans des cages et tenus en laisse par des nounous aux poitrines plantureuses, des promeneurs de Saint-Pétersbourg en maillot de bain (« Enfin Dieu nous a envoyé une journée ensoleillée », donc voilà !), des robes et uniformes de cour caricaturaux avec force falbalas en tuyaux de poêle, cagoules zébrées, plumets... Chacun peut s’agiter à volonté à l’intérieur de ces blocs humains, en fonction de quelques directives globales, la machinerie du Grosses Festspielhaus permettant de surcroît de faire entrer et ressortir ces effectifs énormes en un clin d’œil : un simple jeu de parquet coulissant et hop, tout le monde est acheminé en quelques secondes !
Manifestement, Neuenfels s’intéresse bien davantage au jeu de ses solistes, y compris pour rendre très lisible son analyse plutôt fine du livret (Hermann paraît vraiment téléguidé par ses « amis », d’un niveau social supérieur au sien, au cours de ce qui n’est au départ qu’une plaisanterie douteuse, mais la farce tourne au drame...). Tout ce qu’il y a autour n’est qu’un contexte moins différencié, y compris même un décor minimaliste qui semble avoir pour essentiel intérêt de restreindre la largeur record de la scène à un espace optiquement plus resserré. Que des tons gris et noirs, quelques taches de couleur (le tapis vert de la table de jeu, immanquablement), un peu de machinerie qui apporte ou escamote quelques éléments fonctionnels... une sorte de service minimum, opportunément rehaussé par les costumes plus subtils de Reinhard von der Thannen, qui parviennent en général à mieux concilier distanciation et esthétisme : l’uniforme rouge à brandebourgs de Hermann le fait davantage ressembler à un groom d’hôtel ou un dompteur de fauves qu’à un officier, en revanche l’apparition macabre de l’impératrice, squelette coiffé d’une tiare à paillettes et actionné par six marionnettistes en collant noir est un moment fort, prégnante vision de cauchemar.
(© Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus)
Distribution entièrement russophone, à l’exception de Brandon Jovanovich, Hermann dont le timbre sonne un peu amorti dans l’aigu mais qui ne se départit jamais d’une belle vaillance, même si certains titulaires russes nous ont habitués à des émissions plus claironnantes. Grâce à un engagement physique considérable (la scène est large et il faut beaucoup courir dans tous les sens), la composition fiévreuse et hallucinée du ténor américain convainc constamment, tout en paraissant respecter à la lettre les minutieuses indications du metteur en scène, constante vigilance afin d’éviter tout geste conventionnel ou dépourvu de sens (sans doute la plus grande force de cette production). La confrontation entre Hermann et la Comtesse d’Hanna Schwarz (75 ans, beaucoup d’expérience mais plus que des lambeaux de voix peu différenciés) tourne au dialogue intime, tactile, ambigu, dans une petite chambre soudain toute blanche, comme hors du temps : un beau moment d’étrangeté. Evgenia Muraveva avait remporté un succès retentissant l’été dernier en remplaçant Nina Stemme dans la Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch et confirme aujourd’hui toutes ses qualités en Lisa : un inébranlable aplomb dans la ligne de chant, voire de vraies aptitudes à émouvoir. Et tous les rôles plus épisodiques, mais en rien secondaires, car tout le monde a des passages véritablement stratégiques à chanter, sont tenus avec un vrai luxe festivalier.
(© Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus)
Un petit sondage sournois à l’entrée de la salle aurait pu être intéressant : qui est venu ce soir pour la mise en scène d’Hans Neuenfels, et qui pour la direction musicale de Mariss Jansons ? Résultats probablement sans appel et pourtant, somme toute, le travail de Neuenfels et de son équipe a su rester digne et ne pas gâcher une fête prioritairement musicale. Avec pour grand ordonnateur un chef d’expérience, tchaïkovskien de renom, véritablement en état de grâce en dépit d’une fatigue physique assez perceptible à l’occasion de cette dernière représentation de la série. L’aération des timbres et le luxe sonore des Wiener Philharmoniker atteignent des sommets, au profit d’une lecture infiniment subtile (l’accompagnement de l’air du Prince Eletski, cordes suaves, cor anglais onctueux, bois subtilement ourlés, est à fondre sur place) ce qui n’exclut pas de superbes éclats romantiques déclenchés d’une baguette économe et précise, ni une prise en main toujours ferme d’effectifs choraux plantureux (somptueux Chœurs de l’Opéra de Vienne). Un miracle, salué à la fin par une spontanée et massive standing ovation.
Laurent Barthel
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