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Transes divines

Baden-Baden
Festspielhaus
07/22/2018 -  
Alexandre Scriabine : Poème de l’extase, opus 54 – Symphonie n° 3 en ut mineur « Le Divin Poème », opus 43
Serge Rachmaninov : Concerto pour piano n° 2 en ut mineur, opus 18
Modeste Moussorgski : Tableaux d’une exposition (orchestration Maurice Ravel)

Daniil Trifonov (piano)
Orchestre du Théâtre Mariinsky, Valery Gergiev (direction)


(© Manolo Press/Michael Bode)


Second concert symphonique russe de l’Orchestre du Mariinsky et Valéry Gergiev à Baden-Baden, avec un menu encore plus généreux que celui de la veille, au point de nécessiter deux entractes. En début de soirée une annonce s’avère aussi utile, puisque l’ordre de pièces n’est en définitive pas du tout celui imprimé sur le programme, mais de toute façon ici la volonté du maestro fait seule loi.


Officiellement pour bénéficier d’un pupitre de cuivres le plus en forme possible pour affronter une partition qui le sollicite particulièrement, on commence donc par le Poème de l’extase de Scriabine. Entrée en matière d’emblée grandiose, dans laquelle on peut apprécier les timbres d’un orchestre qui n’a rien perdu de sa rutilance russe mais sait mieux que naguère paraître policé, avec en particulier, à la demande, des couleurs de cuivres moins tranchantes. Comme d’habitude l’infaillibilité est de règle (on ne semble pas vraiment connaître la notion de « canard » à Saint-Pétersbourg), ce qui permet de goûter en toute sécurité les invraisemblables bariolages scriabiniens. Pour autant, mais peut-être aussi parce que l’on est encore en début de concert, on reste en deçà d’exécutions plus débridées et orgiaques de ce poème de la démesure que l’on a pu entendre ailleurs. Quelques petits cafouillages sont aussi à déplorer sur les départs, signe que la gestique de Gergiev, qui nous paraît parfois terriblement obscure, ne doit pas toujours être parfaitement lisible pour les musiciens non plus.


Nouveau concerto de Rachmaninov par Daniil Trifonov ensuite, cette fois le Deuxième, qui bénéficie probablement du travail de fond effectué pour un enregistrement DG à paraître prochainement. Une interprétation très structurée, qui ne bouscule rien et n’exagère rien non plus. Donc aucune véritable surprise (à l’exception d’un passage fortement ralenti au milieu du troisième mouvement) mais la vision se tient. L’accompagnement est somptueux, en grandes lames de fond que Gergiev sait déclencher avec une expérience de la chose que l’on devine infaillible, et beaucoup moins de décalages avec la partie soliste que la veille dans le Concerto de Scriabine. Mais il faut aussi savoir que ces Concertosde Rachmaninov, de toute façon, se nourrissent aussi d’une certaine liberté mutuelle et qu’une synchronisation métronomique n’y apporte pas forcément l’esprit souhaité. En bis, ce qui porte déjà le minutage de cette première partie à 80 minutes, encore quelques Bunte Blätter de Schumann d’un romantisme très organisé, au point d’en perdre son identité germanique. Trifonov y fait en tout cas valoir une solidité technique et une capacité de concentration sidérants.


Après l’entracte, place à la plantureuse Troisième Symphonie de Scriabine : trois mouvements enchaînés, un flux énorme qui ne s’arrête jamais et dont la matière se modifie en permanence. On finit par se familiariser avec cette orchestration qui manie les masses comme de la peinture au couteau, avec ses aplats de cor (il y en a huit ici), ses zébrures lancinantes de trompettes, ses égrenages de harpes et de flûtes... L’esprit est le même que celui du Poème de l’extase précédent, avec toujours cette façon particulière de faire monter la tension jusqu’à un quasi-paroxysme, avant de nous laisser reprendre une nouvelle fois l’ascension depuis le bas de l’échelle. Assez vite on perd ses repères, et de pulsions nerveuses en chants d’oiseaux extatiques on finit par atteindre un état second, une sorte de transe psychédélique. Grâce à la sûreté technique de l’orchestre, le voyage devient vraiment onirique : une musique de sorcier, encore plus folle que celles de Wagner et de Bruckner, qui même dans leurs moments les plus démiurgiques gardent encore ça et là des fragments de raison. Alors qu’ici tout vacille, au bord du délirium. Une incroyable expérience, comme seul un orchestre aussi viscéralement russe et probablement sans grande répétition préalable, car l’exploit s’accomplit ici dans la folie de l’instant, pouvait nous la faire vivre.


Second entracte, pas très long, et il faut reprendre sa place. Le concert a commencé il y a presque trois heures et les Tableaux d’une exposition sont encore au programme ! Aucune lassitude à redouter de la part de l’orchestre pourtant, ni même du public, car c’est là une exécution passionnante. Orchestration de Ravel, certes, mais l’identité française s’estompe, Gergiev parvenant vraiment à y retrouver l’esprit du Moussorgski le plus âprement russe, celui de la première version de Boris Godounov. Les tempi sont vifs, les colorations d’une luminosité incroyable, à la manière d’un Kandinsky ou d’un Bilibine : le « Marché de Limoges » explose de détails, les « Catacombes » s’ouvrent sur des accords de cuivre d’une puissance sépulcrale, « Baba Yaga », dantesque, s’enchaîne brutalement à une « Grande Porte de Kiev » qui elle aussi ne languit jamais (avec même cette déstabilisante grosse caisse qui tombe deux fois de suite en léger décalage à la fin, habitude de Gergiev peu retrouvée chez ses collègues et qui pourtant correspond strictement à la superposition de mesures différentes écrite sur la partition) jusqu’à une apothéose qui garde bien le rien d’acidité moussorgskienne de rigueur.


Un peu sonné le public se disperse lentement. Des concerts pareils, pantagruéliques après-midi où on consomme de tout et de rien, pour le plaisir de bien jouer et de bien écouter ensemble, notre époque a hélas perdu l’énergie voire la disponibilité de les fabriquer. La leçon donnée par Valery Gergiev et ses musiciens n’en est que plus roborative.



Laurent Barthel

 

 

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