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La matière inouïe de Franck Bedrossian Paris Centre Pompidou 06/11/2018 - Sivan Eldar : You’ll drown, dear
Franck Bedrossian : Epigram
Rebecca Saunders : Skin (*) Juliet Fraser (*), Donatienne Michel-Dansac (sopranos), Juliette Raffin-Gay (mezzo-soprano)
Klangforum Wien, Titus Engel (direction)
Sivan Eldar (réalisation informatique musicale Ircam), Robin Meier (composition assistée par ordinateur Ircam)
T. Engel (© Kaupo Kikkas)
«Concilier le verbe et l’idée musicale»: telle est la problématique de ce deuxième concert du festival ManiFeste-2018 sous-titré «Monologues», où s’illustrent Sivan Eldar (née en 1985), Franck Bedrossian (né en 1971) et Rebecca Saunders (née en 1967).
Malaparte en a fait un roman autobiographique (La Peau, 1949); Valéry, l’une de ses citations les plus célèbres («Ce qu’il y a de plus profond en l’homme c’est la peau»); le festival d’Automne, la thématique de son édition 2001 («Je lis ta peau», autour de la plasticienne Jenny Holzer); George Benjamin, le sujet d’un opéra (Written on Skin, 2012): la peau, selon Rebecca Saunders, est avant tout celle qui enrobe un texte et sur laquelle les différentes interrogations, interprétations et anamnèses laissent des traces. Inspiré du fameux monologue de Molly Bloom et de la pièce de Beckett Ghost Trio, Skin (2016) a été composé de conserve avec la soprano Juliet Fraser. La partition, tel le sismographe d’un flux de conscience, ouvre l’empan de l’imaginaire en intégrant une large gamme expressive, du balbutiement à la vocifération hystérique, auxquels l’ensemble chambriste apporte son soutien. Y transitent immanquablement quelques souvenirs du pionnier Thema (Omaggio a Joyce) (1958) de Luciano Berio. L’investissement de Juliet Fraser relève du sacerdoce.
You’ll drown, dear [Tu te noieras, ma chère] (2017) de Sivan Eldar nous convie à un voyage au cœur de l’infiniment petit du son. Le texte s’inspire de la pièce de théâtre La Princesse blanche de Rilke. Assise face à un micro, la mezzo-soprano (Juliette Raffin-Gay, toute en intériorité) dénude sa voix dont l’électronique démultiplie le nuancier aux limites de l’audible: raclements de gorge, bruits de glotte, clappements de langue, parcourus d’une fébrilité constante. Un espace claustrophobique, à l’image d’un livret singeant le roman fantastique du XIXe siècle.
«Dans le cas de Franck Bedrossian, c’est le contexte musical de chaque passage de la partition qui a convoqué un poème particulier d’Emily Dickinson au cours de la composition, et non l’inverse.» L’écriture concise, elliptique, «explosive et spasmodique» – comme elle la décrira elle-même – de la poétesse américaine fait écho à une partie vocale régie par des sautes d’humeur sur mesure pour les moyens hors norme de Donatienne Michel-Dansac. Il faut l’entendre, telle la sibylle investie de dons prophétiques, rendre son oracle et passer du ton le plus sombre au plus exubérant, investir le champ onomatopéique enrobé des sonorités congestionnées du Klangforum de Vienne remarquablement dirigé par Titus Engel. L’on sait, depuis le solo de basson cantonné dans l’aigu du Sacre, la richesse expressive que recèlent les instruments sollicités dans l’extrême de leur tessiture, en l’occurrence le cor et les clarinettes basse et contrebasse. Etalé entre 2009 et 2018, ce triptyque des Epigrams témoigne de la maîtrise à laquelle est parvenu Franck Bedrossian, l’un des compositeurs les plus représentatifs du courant dit «saturationniste» dont le talon d’Achille a toujours été – du moins dans ses manifestations les plus jusqu’auboutistes – la grande forme. La matière inouïe, façonnée dans un effectif d’une douzaine de musiciens, captive quarante minutes durant. Un accomplissement.
Jérémie Bigorie
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