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Formidable spectacle

Madrid
Teatro Real
05/16/2018 -  et 19*, 22, 24, 28, 31 mai 2018
Bernd Alois Zimmermann: Die Soldaten
Pavel Daniluk (Wesener), Susanne Elmark (Marie), Julia Riley (Charlotte), Hanna Schwarz (Weseners alte Mutter), Leigh Melrose (Stolzius), Iris Vermillion (Stolzius’ Mutter), Reinhard Mayr (Spanheim), Uwe Stickert*/Martin Koch (Desportes), Nicky Spence (Pirzel), Germán Olvera (Eisenhardt), Rafael Fingerlos (Haudy), Wolfgang Newerla (Mary), Francisco Vas, Gerardo López, Alberto Casals (3 junge Offizier), Noëmi Nadelmann (Gräfin de la Roche), Antonio Lozano (Junger Graf), Beate Vollack (Andalusierin, Madame Roux), Wolfram Schneider-Lastin (Bedienter der Gräfin), Benjamin Mathis, Pablo García López, Manuel Rodríguez (Drei Hauptleute), Angel Fernández Lara (Betrunkener Offizier), Benjamin Mathis (Junger Fähnrich)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Pablo Heras-Casado/Michael Zlabinger
Calixto Bieito (mise en scène), Barbora Horáková (reprise de la mise en scène), Rebecca Ringst (décors), Ingo Krügler (costumes), Franck Evin (lumières), Sarah Derendinger (création vidéo), Beate Vollack (chorégraphie), Beate Breidenbach (dramaturgie)


(© Javier del Real/Teatro Real)


D’abord, le dispositif de la mise en scène de Calixto Bieito: le grand orchestre est sur scène, sur un échafaudage, les musiciens habillés comme des soldats en tenue de camouflage, l’action à l’avant-scène (la fosse, couverte) mais aussi sous l’échafaudage et sur les côtés de la scène. L’action est proche du public, du moins plus que d’habitude. Sur cette production dont l’origine se situe à l’Opernhaus de Zurich et au Komische Oper de Berlin, on peut se reporter aux écrits de nos collègues Claudio Poloni et Olivier Brunel en 2013 et 2014. Il y a certainement des changements dans cette reprise de Bieito lui-même et Barbora Horáková, mais on peut croire que l’essentiel était là. Les décors de Rebecca Ringst pour répondre aux demandes théâtrales de Bieito sont superbes et efficaces. On y reviendra plus tard.


On attendait Die Soldaten depuis longtemps. On attendait? Mais qui attendait cela? Ce n’est pas grave si Les Soldats est présenté à Madrid pour la première fois en 2018, à l’occasion du centenaire du compositeur, un musicien et un homme formidable. Il semble que l’heure des Soldats soit venue, avec une multiplication, ces derniers temps, des mises en scène de cet opéra différent et difficile. «Difficile», cela veut dire qu’il y a une difficulté supplémentaire, dans la mesure où l’opéra est toujours un miracle de concertation et de théâtre: Les Soldats exige à chaque représentation un double ou triple miracle dans les domaines sonore, vocal et dramatique.


Zimmermann n’appartient pas à la génération de l’avant-garde. Né en 1918, il est un peu plus âgé que Maderna (1923) ou Stockhausen (1928). En tant qu’Européen de son temps, il a vécu les souffrances de la Seconde Guerre mondiale au front (entre autres, le front de l’Est, celui qui a enduré le plus en raison de la réaction tardive des Alliés à l’Ouest et de la confiance de Staline envers son ex-allié, nommé Hitler). En 1942, Zimmermann est démobilisé de la Wehrmacht; il a souffert toutes les blessures, dans le corps et dans l’âme, et cela ne s’efface jamais. Il était catholique mais, comme tant de ses compatriotes, il est tombé dans le piège du paganisme du IIIe Reich. Des blessures, des fautes, des responsabilités, de l’épouvante: le supplice. Son œuvre, très souvent, nous dit à peu près: « Bienvenue en enfer, chers compagnons, compatriotes, amis... Moi, j’y étais déjà: regardez mes blessures.»


Mais il reste encore une question très importante: il fallait récupérer en Allemagne le temps perdu dans tous les arts. Il ne le disait pas, mais nous le pouvons: il fallait récupérer la musique séquestrée par des personnalités telles qu’Orff ou Egk, pour ne se rappeler que des «meilleurs» des bienaimés du Reich (Pfitzner ou Hindemith ne l’ont jamais été, malgré leurs efforts). Et il se met à l’œuvre tout de suite. Ses premières créations d’après-guerre sont étonnantes, émouvantes même. Ses partitions de la maturité sont à couper le souffle: l’opéra Les Soldats (1965), commencé huit ans plus tôt, et le Requiem pour un jeune poète (1969). Avec le recul, nous comprenons que ce Requiem était son propre requiem. Ses procédés n’étaient pas révolutionnaires, mais leur formidable combinaison a ouvert des perspectives inconnues jusqu’alors (avant l’invention de la musique spectrale, mais après les déploiements de la musique concrète). Pour Zimmermann, c’était les portes du suicide qui s’ouvraient. Ce catholique profondément blessé, on l’a vu, dans son corps et dans son âme, s’est donné la mort en 1970.


Les sons préenregistrés du Requiem n’étaient pas une nouveauté. La nouveauté est semblable à celle que Zimmermann avait expérimentée dans Les Soldats, la mise en œuvre du concept de Pluralismus aux dispositifs live combinés avec les enregistrements préalables. Son expérience comme musicien de radio est concluante. Dans Les Soldats, il y a le pluralisme des sons (effectif orchestral considérable, richesse de timbres, instruments de jazz, simultanéité de voix), le pluralisme des scènes (plusieurs situations dramatiques en même temps), pluralité de scènes (tout est là depuis le début, et tout agit même dans l’immobilité, et aussi au milieu du fracas), pluralité d’images projetées (ce qui deviendra pluralité de discours politiques dans le Requiem) et, avec tout cela, une pluralité ou multiplication des stimulus pour l’auditoire.


Zimmermann part de Berg: les formes de chaque scène (chaconne, ricercar, toccata...) et surtout les sonorités proches de Berg, elles-mêmes proches d’un genre d’opéra qui a vécu plusieurs décennies. Mais le point d’arrivée est tout à fait différent. Que de choses le monde a vécues entre la création en exil de la Lulu incomplète (1937) et celle des Soldats en 1965! La complexité des Soldats est d’accumulation et de concept: l’accumulation donne du sens (des sens) à l’histoire. Il ne faut pas trop accepter quelques théories souvent répétées: l’histoire originale de Lenz est linéaire, et si Zimmermann a converti une pièce larmoyante de la fin de l’Ancien Régime en vraie tragédie propre à quelqu’un qui a survécu au front de l’Est, la ligne est toujours là. Mais la musiquer suggère, voire affirme ce qui viendra et ce qui s’est déjà passé. Ou, parfois, accumule dans une seule «estampe de sons» (complexe, bien sûr, et au-delà de la dissonance) plusieurs lieux et situations. Et cela n’est pas forcément toujours perçu. Zimmermann dépasse l’histoire tout à fait sociale mais moraliste de Lenz et fait du destin de Marie, innocente, ingénue, coquette, celui des générations qui ont péri après s’être amusées. « La jeunesse qui nous ont volée », disait le compositeur. Marie est un peu Zerlina, elle, se laisse séduire naïvement par les soldats aristocrates, et Lulu aussi, un des aspects de Lulu: une fille préparée depuis son enfance pour le désir charnel immédiat des hommes. Et ces soldats-là de la fin du XVIIIe siècle, en temps de paix, aristocrates ou plébéiens, sont aussi nocifs que ceux que Zimmermann a connus comme camarades en route vers la mort.


Devant ce spectacle, devant ce déploiement de l’effectif orchestral dirigé par Pablo Heras-Casado, il faut se montrer un peu modeste à l’heure de commenter et d’informer. Personne ne peut suivre vraiment cette œuvre, personne ne peut rendre compte que tout en place: les voix, les violons divisés (largement), les trames sonores même, superposées et se nuançant l’une l’autre, ou, tout simplement, s’imposant l’une à l’autre. Ce qu’on a entendu au Teatro Real a sonné vrai, authentique et, surtout, théâtralement véridique. Pablo Heras-Casado a réussi à dominer cet opéra et il a su mener le tout vers la meilleure destinée théâtrale possible, avec sa gestuelle résolue, une vivacité plus qu’une exactitude impossible à évaluer, en soumettant l’orchestre, devenu un régiment, la soldatesque, au moins en apparence: même le directeur musical et le chef qui donnait les entrées des chanteurs depuis le trou du souffleur, Vladimir Junyent, étaient habillés en militaires.


La mise en scène de Bieito est à la fois cohérente et exagérée, comme d’habitude chez lui. On ne trouve pas ici le meilleur Bieito, celui du Boris Godounov de Munich. Mais il y a du très bon Bieito tout au long de la représentation. En même temps, le manque de subtilité ternit des moments dramatiques importants: il est préférable de ne pas donner de détails, comme celui de la pénible image de fellation, habituelle dans ses mises en scène.


Les Soldats est difficile à mettre en scène, et ce n’est pas un paradoxe. La dramaturgie musicale est d’une grande efficacité (peut-être, qui sait, d’une grande perfection) mais cela pose un vrai problème au metteur en scène : impossible de l’améliorer cela, de la compléter, voire de la démentir (on verra le cas de la comtesse de la Roche). Et il reste la tentation du coup de balai, de l’exagération, ce qui va contre le sens du drame. A certains moments de cette mise en scène, on essaie de crier plus que l’orchestre, déjà possédé lui-même par la furie. Comme à la fin, le moment où la mise en scène rivalise en expression du chaos et des images d’horreur – pas du tout impressionnantes, car bien connues dans l’imaginaire pop et cinématographique, comme Marie ensanglantée, une image évoquant le gore. En revanche, l’idée consistant à placer l’orchestre démesuré sur un échafaudage est excellente, les personnages, les groupes, les musiciens et chanteurs du chœur mêlés, circulant en dessous, par les couloirs jaunes formés par le soutien de l’échafaudage même, fondus et confondus dans l’ensemble. L’avant-scène était sur la fosse couverte, et l’action était plus proche du public, avec des avantages évidents, mais aussi avec des effets paradoxaux: plus proche, plus froide.


Une mise en scène efficace, très souvent, mais où le drame fuit, se détourne, s’atténue juste quand les cris essaient de s’imposer au fracas. Efficace, certainement, jamais subtile, mais le drame disparaît souvent dans l’emphase et l’exagération. Et tout cela en admettant que la subtilité ne figurait parmi les objectifs que Zimmermann avait assignés à son opéra. Un exemple, la scène (presque) finale: Marie trouve son père; on a l’impression qu’ils ne se reconnaissent même pas; elle demande l’aumône, elle est tombée très bas. Rien d’émouvant, encore moins de bouleversant.


Le dessein de Bieito est la chute, l’humiliation de Marie, la passion de Marie dès l’innocence enfantine jusqu’à l’écroulement de sa vie et sa crucifixion, épouvantée et toute sanglante, très visuelle mais allégorique. Toutes ses scènes mènent là. Comme la projection d’une petite fille avant le lever du rideau, une petite fille un peu difficile d’identifier à Marie, dont les origines sont plutôt modestes. Même les deux scènes de la comtesse de la Roche, un personnage bienveillant dans l’opéra, ou du moins ambigu, raisonnable, la comtesse sait que Marie, dans les bras de son fils, n’est une petite aventure pour lui et un autre échelon dans la dégringolade de la jeune fille. Dans cette mise en scène, La Roche humilie Marie, et sa mise en garde contre un mariage inégal, un avis très raisonnable à l’époque, est traduite en images de perversion élitiste contre la pauvre fille du peuple, parfois contre la lettre même du dialogue chanté. La mise en scène de Bieito est remplie de détails qui aident et approfondissent quand même le Simultaneismus de Zimmermann. Impossible de donner tous ces détails; impossible d’avoir perçu tous ces détails pendant les deux soirées que nous avons passées au Teatro Real.


Une grande distribution d’un niveau inattaquable. Mais il y a le personnage de Marie qui se distingue, incarné avec l’art, la force, l’efficacité de l’ahurissante Susanne Elmark, formidable soprano et comédienne, qui a joué souvent ce rôle peu connu, un peu ingrat, peut-être étrange pour une mozartienne comme elle. Mais sa voix de soprano dramatique domine cette Marie et aussi Lulu. Le public des deux représentations a su récompenser et célébrer sa création risquée de cette Marie inoubliable. Les rôles secondaires sont presque tous, dans la vision de Bieito, des bourreaux. Ils s’entremêlent d’une façon magique dans ce mécanisme d’horlogerie. On trouve émouvant de voir Hanna Schwarz dans un rôle court et transcendent: la lucidité du chétif, du souffrant, de l’infirme. Iris Vermillion, mozartienne, wagnérienne, réalise une remarquable incarnation de la mère de Stolzius. Celui-ci, le fiancé abandonné et fidèle jusque la vindicte, est interprété avec rigueur autant dans la voix que dans ses silences humiliés au milieu du fracas par Leigh Melrose, englouti par la troupe. Uwe Stickert, dans le rôle de Desportes, le séducteur aristocrate et militaire qui met en marche le malheur de Marie, est impeccable vocalement et théâtralement. Formidable Noëmi Nadelmann en comtesse de la Roche, ici moins bienveillante que d’habitude, comme on l’a dit. Excellente Julia Riley dans le rôle de la sœur de Marie, Charlotte, image opposée à celle de l’héroïne, mais victime d’un destin terrible elle aussi dans cette production. La présence presque permanente de Beate Vollack, auteur de la diabolique chorégraphie, double les rôles muets de l’Andalouse (une serveuse, une des filles à soldats, un peu miroir du destin de Marie) et Madame Roux, la propriétaire du café des soldats. Cette présence est importante dans l’iconographie de la mise en scène.


Mais il y a aussi le chœur d’Andrés Máspero, fantastique comme d’habitude. Mais cette fois-ci, il ne s’agit que de dix-huit voix masculines, mêlées avec les vingt-quatre chanteurs qui ont au moins quelques répliques ou comédiens intervenant dans l’action sans chanter. Le chœur se scinde éventuellement en plusieurs personnages semblables.


Tous ces mécanismes sont ordonnés par la direction implacable – il ne pourrait en être autrement – de Pablo Heras-Casado, ovationné par un public reconnaissant, qui réussit à maintenir une tension permanente, soulagée par quelques moments où le paysage sonore fait semblant de se calmer, mais seulement pour préparer de nouvelles explosions. Et cela depuis le moment même de l’ouverture ou preludio, identifié de longue date comme extrêmement violent, une violence inouïe au début d’un opéra, préparant un démenti à la première scène, apparemment paisible, entre les deux sœurs: le preludio prépare le royaume du mal, la logique de la tragédie, la catastrophe de la victime.


Le samedi 19, le chef assistant, le jeune Viennois Michael Zlabinger, a donné sa propre version, peut-être plus calme dans les gestes, mais tout aussi efficace par son résultat. Le directeur musical étant face aux musiciens et de dos aux chanteurs, il fallait un chef qui donne les entrées aux voix en suivant en même temps la direction principale: c’était extraordinaire de voir le jeune Vladimir Junyent donner ces entrées d’une partition diabolique, extrême, surchargée de voix, de personnages et d’interventions. Formidable spectacle, et malgré les objections, tout marche comme s’il s’agissait d’un opéra du répertoire traditionnel, comme si de rien n’était. Le succès a été éclatant pour les chefs comme pour Susanne Elmark, malgré quelques marques de désapprobation le premier soir: impossible de savoir s’il s’agit des conservateurs habituels ou bien de ceux qui sont plus exigeants avec le spectacle.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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