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Surmenage symphonique

Baden-Baden
Festspielhaus
03/25/2018 -  
Richard Strauss : Don Juan, opus 20
Alban Berg : Sieben frühe Lieder
Maurice Ravel : Shéhérazade
Igor Stravinsky : Pétrouchka (1947)

Elīna Garanca (mezzo-soprano)
Berliner Philharmoniker, Simon Rattle (direction)


E. Garanca, S. Rattle (© Monika Rittershaus)


Le travail de répétitions d’un ouvrage lyrique, a fortiori de dimensions wagnériennes (voir ici), monopolise à chaque Festival de Pâques une partie importante du potentiel de l’Orchestre philharmonique de Berlin. A tel point que la programmation symphonique parallèle, elle aussi franchement imposante (cette année cinq programmes différents en deux semaines) a tendance à en souffrir. Les musiciens ne sont le plus souvent disponibles que pour quelques raccords d’avant-concert, et il leur faut beaucoup compter sur des acquis capitalisés au cours de répétitions parfois antérieures de plusieurs mois. Même à un niveau d’excellence présumé infaillible un tel système peut poser d’audibles problèmes, et cette première soirée, donnée devant un public international luxueusement festivalier, va en révéler quelques-uns de façon patente.


Commencer à froid par le Don Juan de Strauss est en soi un premier défi. L’élan conquérant des premières mesures impose une concentration d’emblée très forte, à la fois pour jouer ensemble et, plus difficile encore, pour ne pas rester raide et crispé. Il faut trouver immédiatement une sorte de subtil flottement, un rien de décontraction désinvolte qui va donner à l’interprétation son caractère vivant. Or ici le démarrage paraît surtout hasardeux. La conduite sur les chapeaux de roue manque de style, plus proche du rattrapage aux branches que du dérapage contrôlé avec panache. Ces dernières années, les Berliner Philharmoniker semblent décidément avoir perdu de leur savoir-faire straussien, une tradition qui repose sur un sens de l’écoute mutuelle et une souplesse commune très particuliers. Heureusement, ce début de Don Juan n’atteint pas le degré d’inadéquation d’Une vie de héros antérieure, dirigée ici-même par Zubin Mehta en 2014. Don Juan est un poème court, dont il est dommage de rater ainsi la première strophe, mais le rétablissement est rapide. Le sublime solo de hautbois d’Albrecht Mayer, d’une longueur de souffle et d’une densité de son époustouflantes, vient pacifier le propos, soutenu par des cordes d’un velouté enivrant. Cette fois on y est. La phalange monte en puissance, les climax prennent du corps, le grain instrumental s’affine. Et Simon Rattle gère toute la conclusion avec une âpreté et un sens du suspense intelligemment prémédités. Somme toute une belle interprétation, mais qui aurait pu tout aussi facilement tourner au ratage si les aiguillages avaient moins bien fonctionné en cours de route.


Elégante, la démarche assurée, Elīna Garanca fait ensuite une entrée remarquée. D’emblée capiteuse, la voix de la mezzo-soprano lettone investit les Sept Lieder de jeunesse de Berg avec une sens parfait de la ligne, presque trop pur et châtié pour ces sinuosités vocales encore très « fin de siècle ». Simon Rattle détaille les accompagnements avec une très grande subtilité. Le mariage des timbres raréfiés de l’orchestre (souvent sollicité par petits groupes seulement) avec cette voix longue et souple paraît très heureux, et on peut apprécier chacune de ces pièces comme autant de moments de marqueterie minutieusement agencés. Dommage malheureusement que l’élocution allemande de la chanteuse soit aussi peu anguleuse, de peur peut-être de déstabiliser l’émission. La poésie de ces instants raréfiés reste le plus souvent purement sonore et c’est un peu frustrant.


Cette inaptitude à rendre le chant « parlant » est encore plus gênante dans la Shéhérazade de Ravel. La première phrase d’« Asie » est même tellement avalée qu’on se demande un instant si Garanca n’a pas oublié son texte et compense un trou de mémoire en chantant n’importe quoi. Ensuite quelques balises identifiables réapparaissent, mais il vaut quand même mieux connaître soi-même le poème quasiment par cœur pour s’y retrouver. On se console avec la beauté du chant et aussi son heureux appariement avec des sonorités d’orchestre raffinées, voire d’un idiomatisme français assez étonnant. Il est vrai que Simon Rattle, ravélien distingué, est à la manœuvre. Et il est vrai aussi que c’est évidemment notre compatriote Emmanuel Pahud qui est chargé du solo de « La Flûte enchantée », dont il s’acquitte avec une sensualité vénéneuse presque caricaturale. Au passage on notera quand même le péché mignon de Rattle de tout à coup chercher à dénicher dans l’orchestre tel ou tel alanguissement sublime, en oubliant que la priorité est d’aider la voix à tenir un discours cohérent. « Asie » regorge de ces distensions subites, qui obligent même parfois la chanteuse à couper ses phrases à des endroits bizarres pour réussir à respirer.


Copieuse conclusion de ce beau programme avec l’intégralité de Pétrouchka de Stravinsky. Simon Rattle y paraît déterminé à jouer la carte d’un théâtre instrumental permanent, au risque d’une certaine dispersion. Beaucoup d’intentions soulignées, myriade de petits détails que des instrumentistes d’élite sont capables de faire ressortir sans difficulté, mais cette accumulation peine à constituer un tableau d’ensemble, voire sonne parfois assez anarchique. Les performances individuelles restent belles, les tableaux extrêmes sont très colorés et réussis, mais on a parfois l’impression que tout le monde avance à vue, le nez dans la partition, aux aguets, afin de négocier correctement la difficulté suivante. Au risque parfois de se prendre les pieds dans le tapis. Le bassoniste Daniele Damiano lance la petite Valse du troisième tableau en savonnant les appuis, la trompette, aux prises avec quelques difficultés de souffle à ce moment-là, ne brille pas du tout par sa précision, et ensuite contrebasson, cor anglais et violoncelles ont le plus grand mal à caler leur propre rythme (binaire, délibérément boiteux). Le chef ne bronche pas, laisse le manège tourner gentiment de travers, préfère peut-être éviter un sur-accident au cours de ce moment d’incertitude où tout le monde se cherche. Heureusement, l’écriture de Pétrouchka est suffisamment segmentée pour que le malaise reste relativement court. Mais quand même, à ce niveau d’excellence revendiquée, ces flottements d’intendance ne devraient pas se produire. Un peu plus de travail, voire un peu plus de rigueur chez tout le monde, ne seraient pas de trop.



Laurent Barthel

 

 

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