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Affreux, sales et méchants Strasbourg Opéra national du Rhin 06/03/2017 - et 6, 8, 11, 13*, 15 (Strasbourg), 23, 25 (Mulhouse) juin 2017 Pietro Mascagni : Cavalleria rusticana
Ruggiero Leoncavallo : Pagliacci Stefano La Colla (Turiddu/Canio [Pagliaccio]), Géraldine Chauvet (Santuzza), Elia Fabbian (Alfio/Tonio [Taddeo]), Stefania Toczyska (Mamma Lucia), Lamia Beuque (Lola), Brigitta Kele (Nedda [Colombina]), Vito Priante (Silvio), Enrico Casari (Beppe [Arlecchino])
Chœur de l’Opéra national du Rhin, Petits Chanteurs de Strasbourg, Orchestre philharmonique de Strasbourg, Daniele Callegari (direction musicale)
Kristian Frédric (mise en scène), Bruno de Lavenère (décors), Gabriele Heimann (costumes), Nicolas Descoteaux (lumières)
(© Klara Beck)
Le dytique Cavalleria rusticana et Pagliacci, ce fut longtemps un certain ordinaire du théâtre lyrique, avant de devenir à notre époque le symbole même d’un genre passé de mode : ce vérisme italien violent qui n’a jamais duré que quelques années, au tournant du XIXe siècle, et avec lequel Puccini, Wolf-Ferrari ou même Giordano ont su prendre rapidement leurs distances. Crimes passionnels de petites gens, inflexions plébéiennes, irruption sur les scènes de destins qui n’ont plus rien d’idéalisé, le tout porté par des moyens orchestraux d’un poids beaucoup plus violent qu’auparavant. Au début le genre paraissait tout neuf, voire révolutionnaire, mais son réalisme populaire, construit en porte-à-faux davantage qu’en symbiose avec la convention lyrique, n’avait pas de véritable avenir. L’image filmée, plus naturelle et directe, allait rapidement occuper ce terrain-là avec davantage d’efficacité.
C’est précisément vers cet univers du cinéma – transparentes références néo-réalistes italiennes –, que lorgne en permanence le metteur en scène Kristian Frédric. Au point d’avoir conçu et prémédité son travail comme un film, jusqu’au plus infime détail de figuration, et au risque évident de la surcharge. Le jeu scénique continue même pendant les deux Intermezzi, moments d’arrêt sur image qui ont pourtant pour seule raison d’être qu’en principe il ne s’y passe rien. Vision au demeurant cohérente mais qui confond trop facilement réalisme populaire et sordide façon Affreux, sales et méchants. Les personnages de Cavalleria survivent dans un bidonville écrasé de chaleur, où l’on copule dans les coins pour tromper son ennui. Une génération plus tard, ceux de Pagliacci ont droit au confort plus standardisé de barres HLM fraîchement construites, mais dont transpire une misère à peine moins étouffante et violente.
Faut-il vraiment voir dans Cavalleria rusticana, comme l’affirme Frédric, un moment de théâtre koltésien ? La partition de Mascagni nous évoque davantage le travail encore naïf d’un très jeune compositeur, qui recycle les conventions de l’opéra du XIXe siècle dans un univers plus populaire et expéditif, mais sans les transformer vraiment. Les codes d’honneur sont frustes, le couteau à cran d’arrêt remplace l’épée, mais le duel final reste accompli en coulisses, tragédie à l’abri des regards, même si c’est très banalement... derrière le potager. Le titre d’ailleurs l’indique – Chevalerie rustique (à moins que ce soit Paysannerie chevaleresque, les deux ont cours) – suggérant certainement de la poussière, de la terre aride et un soleil de plomb, mais aussi un maintien, une rigueur, voire une résignation d’essence très classique. Rien à voir avec le théâtre crasseux et révulsif qu’on nous montre, culminant dans la monstrueuse exécution de Turiddu, égorgé à vue par Alfio, chef mafieux assisté de quelques sbires endimanchés, qui agit vraisemblablement en toute impunité.
Surcharge tout aussi patente pour Pagliacci, avec même un prélude cinématographique érotique ajouté avant la musique du prologue, happening vidéo qui tombe comme un cheveu gras sur la soupe. De même ensuite que les convulsions, au demeurant crédibles, d’une droguée victime d’une overdose, pendant le Prologue chanté. Le projet croule littéralement sous une profusion de détails qui alourdit même le spectacle de tréteaux. On prend note de cette richesse d’intentions, on se laisse même prendre progressivement par l’intensité du jeu théâtral et par le talent d’un décorateur et d’un costumier très inspirés, mais en définitive, tout comme dans Cavalleria rusticana, la chute du rideau apporte une véritable impression de soulagement.
Si la soirée sature l’œil, elle inonde aussi les oreilles... de fausses notes. Un véritable record d’intonations douteuses, et d’autant plus pénible qu’il s’agit souvent d’un chant à plein gosier. Terrible Turiddu de Stefano La Colla, qui s’étouffe dans son air d’entrée et passe le reste de son rôle à tenter de stabiliser son émission. De la part d’un chanteur de cette notoriété, la contre-performance laisse perplexe. Canio passe mieux, mais ce chant constamment à vif laisse une prégnante impression d’insécurité. Curieusement caverneux voire éteint dans le rôle d’Alfio, Elia Fabbian paraît plus à l’aise en Tonio, notamment dans un beau Prologue, que l’on aurait apprécié de pouvoir écouter plus tranquillement, sans avoir à se préoccuper du trash ambiant. Géraldine Chauvet est une Santuzza elle aussi relativement instable, mais surtout toujours en deçà d’une coche de l’impact attendu d’un rôle aussi dramatique. C’est finalement à la Nedda plus sûre de Brigitta Kele que revient la lourde tâche de nous apporter enfin quelques vrais moments de beauté vocale. Un résultat d’autant plus déconcertant que, sur le papier, cette distribution paraissait judicieusement préméditée, voire cossue.
Daniele Callegari connaît bien maintenant les pièges acoustiques de la salle strasbourgeoise, et il parvient à faire sonner l’Orchestre philharmonique de Strasbourg avec une remarquable ampleur, extraversion qui ne s’accompagne cependant d’aucun débraillé. Une mémorable leçon de raffinement et de bon goût, en contraste total avec les embardées du projet scénique.
Laurent Barthel
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