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Une soirée chaude en Judée Strasbourg Opera national du Rhin 03/10/2017 - et 13, 16*, 19, 22 (Strasbourg), 31 mars, 2 avril (Mulhouse) 2017 Richard Strauss : Salome, opus 54 Helena Juntunen (Salomé), Robert Bork (Jochanaan), Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Hérode), Susan Maclean (Hérodiade), Julien Behr (Narraboth), Yael Raanan Vandor (Le page d’Hérodiade), Ugo Rabec (Premier Nazaréen), Emmanuel Franco (Second Nazaréen), Andreas Jaeggi (Permier Juif), Mark Van Arsdale (Deuxième Juif), Peter Kirk (Troisième Juif), Diego Godoy (Quatrième Juif), Nathanaël Tavernier (Cinquième Juif), Jean-Gabriel Saint-Martin (Premier Soldat), Sévag Tachdjian (Second Soldat), Georgios Papadimitriou (Un Cappadocien), Francesca Sorteni (Une esclave)
Orchestre philharmonique de Strasbourg, Constantin Trinks (direction)
Olivier Py (mise en scène), Pierre-André Weitz (décors et costumes), Bertrand Killy (lumières) (© Klara Beck)
Au commencement était le livre. En l’occurrence un immense livre d’images dont Pierre-André Weitz laisse s’effondrer les pages l’une après l’autre, sur le plateau de cette Salomé à l’imaginaire visuel particulièrement riche. Scène vide et ténébreuse au départ, avec un haut mur de briques noires au fond, un grand crucifié en plâtre dans un coin, une ébauche de loge de théâtre à l’avant-scène (coiffeuse, lit, portant à costumes)… Il va sans doute se passer quelque chose de terrible. Encore qu’on se demande bien quoi, dans un environnement aussi peu évocateur.
Mais dès les manœuvres pour extirper Jochanaan de sa citerne on comprend mieux le concept : le fond de scène s’abat d’une seule pièce vers l’avant, fracas retentissant et puissant effet de piston qui souffle une énorme masse d’air vers la salle. Ce mur n’était donc que la reliure d’un livre, dont toutes les pages vont se tourner ainsi, en chutes successives, dévoilant à chaque fois un autre décor peint et ajouré, à la manière de ces fragiles découpages télescopiques qui se déploient à vue à l'ouverture de certains livres pour enfants. Se succèderont ainsi un paysage de jungle tropicale, un panorama nocturne de buildings, des sommets alpins enneigés, une très d’annunzienne église néo-gothique envahie de lys, les flammes d’un incendie peint...
Le rapport exact de ces décors avec l’action de Salomé ? De même que pour certains costumes, il est parfois ténu, quand il n’est pas indéchiffrable. Le tissu de références est touffu, méli-mélo de décadences qui convoque tour à tour la période romaine, l’époque de Wilde, Nietzsche et Strauss, bouillon de culture dont la fermentation sera interrompue net par le premier conflit mondial, voire des dérives sexuelles et financières qui font clairement allusion à notre propre période. Olivier Py s’amuse à tricoter tout cela avec une certaine jubilation, direction d’acteur proche des corps, multiples étreintes jusqu’aux moins probables (l’effigie du crucifié investie en tant que substitut sexuel, vision osée, conforme cependant au texte de Wilde), orgie en fond de scène qui ne nous cache rien d’un groupe de jeunes danseurs et danseuses dans le plus simple appareil, ange de la mort entièrement nu et barbouillé de rouge qui passe et repasse... C’est à la fois un peu fatigant du fait du caractère répétitif voire un rien convenu de certains de ces tics (dès lors que l’on a vu maintenant d’assez nombreuses productions d’Olivier Py, il est difficile d’employer un autre terme). Mais c’est aussi extrêmement virtuose, certains aspects ostensiblement agaçants et baroques fonctionnant à la perfection, dès lors qu'ils se confrontent aux maniérismes d’écriture cultivés tant dans le livret que dans la musique de Salomé.
Ce foisonnement masque mal quelques passages à vide (la scène de confrontation directe entre Jochanaan et Salomé, chargée en gestes et qui pourtant semble inexplicablement longue et vaine, ou encore la chorégraphie de la Danse des sept voiles, parfois ridicule, avec sa kyrielle de boys torse nu qui ondulent des hanches en faire-valoir) mais la scène finale, parfaitement affûtée, recentre le débat. La chute de chaque page du livre a contribué à construire, marche par marche, un immense escalier sur scène, qui ne conduit plus qu’au vide d’un ciel étoilé. Salomé caresse la tête de Jochanaan comme une à peine adolescente son nouveau jouet, voire suspend l’objet au bout d’un fil (l’analogie avec L’Apparition, célèbre tableau de Gustave Moreau, est habilement suggérée), avant de se jeter dans le vide une fois l’orgasme consommé, tout en haut de l’escalier, telle Floria Tosca.
L’acoustique du Théâtre de Strasbourg est piégeuse de partout, et c’est encore en plaçant les chanteurs à l’avant-scène qu’on parvient le mieux à les faire entendre. En l’occurrence cette production, avec ses chutes régulières d’objets énormes à l’arrière-plan, joue parfaitement ce jeu de confinement frontal, ce qui permet aussi à Constantin Trinks de faire sonner l’Orchestre philharmonique de Strasbourg assez fort (en soi une performance quand on connaît les défauts de cette fosse, véritable étouffoir), sans trop couvrir les voix. Les musiciens s’en tirent avec les honneurs, à quelques accidents de cuivres près : une lecture orchestrale noire et tendue, qui n’hésite pas à s’étirer dans le temps parfois, au prix peut-être d’un certain manque de sensualité immédiate.
Malheureusement le Jochanaan de Robert Bork, inexistant hors-scène (il aurait fallu l’amplifier) est à peine plus marquant quand il émerge de sa citerne : voix creuse et usée de partout, en rien le magnétisme nécessaire pour séduire ni même déranger. Ce qui laisse le champ libre à Helena Juntunen, Salomé d’une insolente candeur juvénile, qui sait même exploiter certaines cassures vocales dangereuses, voire des inégalités de registre, comme de troublants arguments expressifs. Sa scène finale passerait mal au concert ou au disque, mais dans le feu de l’action elle fonctionne à 150 %. Autour d’elle Hérodiade et Hérode font preuve d’une santé plutôt inhabituelle, là où d’habitude hurlements rauques et piaillements ont droit de cité, et le Page et Narraboth complètent la distribution avec beaucoup d’engagement physique, mais sans parvenir à maintenir durablement l’attention sur eux. Amusant quintette de Juifs, dont la charge antisémite est camouflée par une distribution plus ouverte : un pope, un rabbin, un cardinal, un imam et un pasteur, de quoi laisser effectivement libre cours aux chamailleries. Mais, avant tout, que la princesse Salomé était belle ce soir !
Laurent Barthel
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