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Trompe-la-Mort... mais pas toujours l’ennui Paris Palais Garnier 03/16/2017 - et 18, 25, 30 mars, 2, 5 avril 2017 Luca Francesconi : Trompe-la-Mort (création) Laurent Naouri (Vautrin/Trompe-la-Mort/Jacques Collin), Julie Fuchs (Esther), Cyrille Dubois (Lucien de Rubempré), Marc Labonnette (Le Baron de Nucingen), Ildikó Komlósi (Asie), Philippe Talbot (Eugène de Rastignac), Béatrice Uria-Monzon (La Comtesse de Sérizy), Chiara Skerath (Clotilde de Grandlieu), Christian Helmer (Le Marquis de Granville), François Piolino (Peyrade), Rodolphe Briand (Corentin), Laurent Alvaro (Contenson)
Chœurs de l’Opéra national de Paris, Alessandro Di Stefano (chef des chœurs), Orchestre de l’Opéra national de Paris, Susanna Mälkki (direction musicale)
Guy Cassiers (mise en scène), Tim Van Steenbergen (costumes), Erwin Jans (dramaturgie), Frederik Jassogne (vidéo)
(© Kurt Van Der Elst/Opéra national de Paris)
«Balzac coupe au couteau notre civilisation pour l’étudier de l’intérieur» observe Guy Cassiers; sa mise en scène somptueuse, constituée d’un décor sectionné en tranches qu’épousent les colonnes du Palais Garnier projetées en vidéo, s’en fait d’ailleurs l’écho. A la dissection de la société par Balzac répond donc celle de l’opéra (des égouts à la salle de danse en passant par le hall d’entrée) selon une scénographie d’une plasticité inappréciable eu égard aux fréquents changements de scènes. L’on sait, depuis le monologue fameux de Jacques le mélancolique dans As you like it de Shakespeare, que le monde est un théâtre; dans celui de La Comédie humaine, l’argent y tient le premier rôle. Astucieuse, l’idée consistant à faire évoluer les personnages de cette «comédie» sur un tapis roulant tandis que ceux qui sont «en quête de leur destin» se meuvent librement: Lucien, Esther... et l’abbé Carlos Herrera, alias Vautrin, alias Jacques Collin, alias Trompe-la-Mort, personnage éponyme de cette création du milanais Luca Francesconi.
Pour habiles que soient le livret – condensé de la fin des Illusions perdues et surtout du monumental Splendeurs et misères des courtisanes – et la musique, tous deux l’œuvre de Francesconi, le résultat (deux heures et quart sans entracte) peine à renouveler la réussite de Quartett (2011). La faute à un chant sans grand relief, talon d’Achille de bien des opéras français perclus par le syndrome Pelléas, où un arioso passe-partout, à l’ambitus élargi lors des passages plus exaltés, tient lieu de vocalité. Magistralement dirigé par Susanna Mälkki, l’orchestre se cantonne la plupart du temps dans un rôle de tapisserie de luxe dont le tissage relève d’un métier sûr. Aucune scène véritablement mémorable, même si l’on aura remarqué les inflexions pulsées à la John Adams lorsqu’il s’agit de singer les bals de la haute bourgeoisie ou, au contraire, les séquences planantes (cordes espressivo) à l’image de la confession d’Esther («Je me promenais dans la nuit à une heure»), seul réel moment d’émotion de la soirée avec le final.
Distribution de haut vol: Laurent Naouri tire les ficelles du drame avec le machiavélisme requis tout en laissant filtrer les failles du personnage (on croit entendre Golaud) qui le rendraient presqu’attachant lorsqu’il déclare, au moment de son ultime face-à-face avec le chef de la police, son amour pour Lucien («Ah, jamais une mère n’a tendrement aimé son fils unique comme j’aimais cet ange»). A cela s’ajoute une diction exemplaire, jusque dans l’accent espagnol dont s’affuble le soi-disant chanoine du chapitre royal de Tolède. Cyrille Dubois compose de son côté un Rubempré du genre romantique-vaporeux, guidé par une écriture volontiers mélismatique, aussitôt plus sanguin quand il s’épanche sur l’épaule d’Esther. La voix est superbe. Tout juste regrettera-t-on quelques difficultés de projection dans le registre grave. Chez Julie Fuchs, c’est plutôt l’aigu qui semble un temps en difficulté, mais le galbe conserve sa séduction et sa sensualité. Marc Labonnette se sort dignement des bégaiements du baron de Nucingen, tandis qu’Ildikó Komlósi campe une vénéneuse Asie. Comprimari à l’avenant, avec le Rastignac pleutre de Philippe Talbot, la Comtesse de Sérisy éperdue de Béatrice Uria-Monzon, au timbre de mezzo toujours aussi capiteux, et le parfaitement appareillé trio des espions.
A l’instar de Lear d’Aribert Reimann donné in situ l’année passée, on a ventilé une partie des instruments à percussions dans les loges latérales. Néanmoins les forces en présence auraient gagné à être davantage exploitées afin de souligner les registres ironiques et mordants que Balzac utilise pour fustiger la société du XIXe siècle. Une société gangrenée par l’argent, bientôt chamboulée par la guerre de 1870, sur laquelle Zola, dans les pages mémorables de Nana, allait planter un drapeau d’une noirceur glaçante; mais cela est une autre histoire... et peut-être un futur opéra (Manfred Gurlitt, certes, s’y est déjà essayé)? On l’espère dans ce cas plus abouti que Trompe-la-Mort, une demi-réussite dans le catalogue de Luca Francesconi.
Jérémie Bigorie
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