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Le monde du silence Strasbourg Palais de la Musique et des Congrès 02/03/2017 - Gustav Mahler : Symphonie n° 9 Orchestre philharmonique de Strasbourg, Marc Albrecht (direction)
M. Albrecht (© Monika Rittershaus)
Le retour de Marc Albrecht à Strasbourg, après plus de cinq années d’absence, est déjà, forcément, un événement. De surcroît ce concert unique est consacré à un opus mahlérien rare, d’où un remplissage de salle très correct. On rappellera aussi que Marc Albrecht est un spécialiste reconnu du répertoire du début du XXe siècle, et que son mandat à Strasbourg nous a valu un certain nombre d’exécutions mémorables de l’œuvre symphonique de Mahler. Il s’agissait donc clairement d’une soirée à ne pas manquer.
C’est aussi dans cet esprit d’exception que l’on a distribué l’effectif, particulièrement abondant mais aussi qualitativement soigné, avec tous les meilleurs titulaires de la petite harmonie présents en même temps. Il est même vraisemblable que Marc Albrecht ait pu ne pas tout à fait reconnaître son ex-orchestre, tant les progrès des cordes en particulier paraissent patents, avec un véritable engagement physique et une volonté affichée d’en découdre. Cette énergie des grands soirs peut se constater partout, y compris du côté de certains cuivres d’habitude chroniquement unsecure. Bilan instrumental largement positif, donc, ce qui s’avère grandement utile dans cet ouvrage particulier qu’est la Neuvième de Mahler, impressionnant massif symphonique certes, mais aussi ouvrage très éclaté, Concerto pour orchestre avant l’heure, où chaque pupitre peut se voir amené à briller.
On se souvient de Marc Albrecht comme d’un tempérament très nerveux, d’une mobilité hyperactive parfois perturbante, y compris même à la ville. Apparemment la situation n’a pas changé, et reprendre contact avec cette gestique précipitée n’est pas de tout repos. Albrecht prend vraiment possession de cette symphonie à bras-le-corps, avec de bizarres battues d’automate disloqué qui peuvent perturber l’audition visuellement. Cela dit, les relais fonctionnent et les signaux émis reflètent bien le caractère très divisé de cette symphonie particulière. On ne peut qu’admirer cet attachement à mettre en valeur chaque voix secondaire (et parfois la dispersion de l’écriture est réellement complexe), avec une efficacité remarquable. Dommage simplement que pour le premier mouvement, véritable pierre d’achoppement, l’orchestre ne soit pas encore tout à fait prêt, avec quelques verdeurs un peu criardes qui subsistent dans les élans d’ensemble. Cela dit, ce tranchant peut être interprété aussi comme une forme de surenchère, sur la modernité d’une écriture qui dépasse ici toutes les limites que Mahler pouvait encore s’assigner quelques années auparavant. Le compositeur et chef d’orchestre aurait-il, d’ailleurs, corrigé a posteriori certains frottements s’il avait pu entendre cette symphonie réellement, avant sa disparition prématurée ?
Après l’intimidant massif de cet Andante comodo initial, l’Orchestre philharmonique de Strasbourg récupère des réflexes plus détendus pour les mouvements suivants, interprétés avec une évidence de tous les instants. Mais il est vrai que là, on passe presque à une œuvre différente, d’une narrativité un peu plus conventionnelle et facile d’accès, cette Neuvième ayant pu être analysée à juste titre par un critique contemporain comme l’Inachevée achevée de Mahler. Exécution au demeurant particulièrement passionnante, et parachevée par le magnifique sostenuto de l’Adagio final, que Marc Albrecht paraît porter d’un intense effort de toute sa musculature, tel l’Atlas schubertien (attention cependant à ne pas pousser, dans l’effort, des grognements aussi énormes, certainement audibles jusqu’à la quinzième rangée au moins).
Fin apaisée, suspendue vers l’éternité, au-dessus d’un vrai silence. Pour l’occasion, on a réussi à faire taire la pénible climatisation du Palais de la Musique, afin que le quadruple piano des cordes ne soit pas englouti par le continuel mezzo-piano des ventilateurs. Et cette reconquête d’une acoustique enfin propice à l’écoute est un véritable succès, au prix d’un éclairage de scène réduit et moins disséminateur de chaleur, visuellement un peu plus pauvre, mais qui finalement s’avère aussi assez propice à la concentration. En tout cas on apprécie que ce problème de bruit de fond devienne à présent véritablement un objectif prioritaire. Wolfgang Fink, administrateur général par intérim de l’orchestre, profite aussi de quelques explications liminaires à propos de cet éclairage improvisé, pour inviter les tousseurs à modérer exceptionnellement leurs ardeurs, afin que le public puisse apprécier plus sereinement la très particulière « musique du silence » qui conclut cette symphonie exceptionnelle. Et, miracle, cette prière a été (presque) exaucée.
Laurent Barthel
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