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Teatro Real
01/31/2017 -  et 3, 6*, 9, 12, 15, 18, 22, 25, 28 février 2017
Benjamin Britten: Billy Budd, opus 50
Jacques Imbrailo (Billy Budd), Toby Spence (Captain Vere), Brindley Sherratt (John Claggart), Thomas Oliemans (Mr. Redburn), David Soar (Mr. Flint), Torben Jürgens (Ratcliffe), Christopher Gillet (Red Whiskers), Duncan Rock (Donald), Clive Bayley (Dansker), Sam Furness (A novice), Francisco Vas (Squeak), Manel Esteve (Bosun), Gerardo Bullón (First mate), Tomeu Bibiloni (Second mate), Borja Quiza (The Novice’s Friend), Jordi Casanova (Maintop), Isaac Galán (Arthur Jones)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Pequenos Cantores de la Comunidad de Madrid, Ana González (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Ivor Bolton (direction musicale)
Deborah Warner (mise en scène), Michael Levine (décors), Chloé Obolensky (costumes), Jean Kalman (lumières), Kim Brandstrup (chorégraphie)


B. Sherratt, J. Imbrailo (© Javier del Real/Teatro Real)


Une production attendue, et même souhaitée, une collaboration entre l’Opéra de Paris et le Teatro Real, avec le concours également de l’Opéra national de Finlande et du Teatro dell’Opera di Roma. L’importance de l’événement mérite bien la coopération de tous ces établissements d’art lyrique. Si l’année dernière, la coproduction Paris-Madrid de Moïse et Aaron avait été créée à l’Opéra Bastille, cette fois-ci la première a eu lieu au Teatro Real (quinze ans après la très belle production du Gran Teatre del Liceu de Barcelone).


Britten est mort il y a quarante ans. Son œuvre, notamment ses opéras, est de plus en plus mise en scène, révisée, revalorisée. Son cinquième opéra, en particulier, est en train de devenir un des trois grands, pour ainsi dire: Peter Grimes, Le Tour d’écrou et celui-ci, Billy Budd, tout un défi pour 1951: un vaisseau comme scène unique de l’action et des situations, une distribution complètement masculine, un grand orchestre après les opéras de chambre, toute une grande production en ces temps difficiles de l’après-guerre.


C’est un opéra dont la valeur grandit avec le temps: plus on voit Billy, plus on le révise en format audio ou audiovisuel, plus Billy grandit, plus Billy croît. Un opéra écrit par un des grands dramaturges du théâtre musical, Britten, et les deux talents littéraires que sont le romancier Edward Morgan Foster, celui qui avait attiré le premier l’attention sur le roman (publié longtemps après la mort de Melville), et l’homme de théâtre intégral Eric Crozier. Ils ont transformé fidèlement un roman qui n’offrait que peu de dialogues; ils ont réussi à transformer la narration plus ou moins inachevée de Melville, qui comprenait beaucoup de réflexions et de soliloques, et à faire naître une suite de situations dramatiques ou de ses motivations, avec les trois grands personnages de la narration et un autre personnage présent mais pas évident dans le roman: le chœur des marins pour le plus choral des opéras de Britten. Ils sont aussi parvenus à créer l’atmosphère inquiétante du hameau flottant et angoissant, le vaisseau commandé par le capitaine Vere, lui-même un de ces personnages ambigus, nobles et mesquins au même temps. Britten et son équipe lui épargnent la vie; il ne meurt pas quelque temps après les événements de L’Indomptable, il est nécessaire pour nous donner une perspective, il est là pour ouvrir et fermer l’histoire, parce qu’il a été témoin, acteur, et il a suivi la loi, pas la justice; la loi est chose concrète, malgré les possibilités d’interprétation; mais la justice... qu’est-ce qu’est la justice? Alors, le capitaine Vere est-il la vraie vedette de l’opéra Billy Budd, et toute l’histoire est-elle un cauchemar qui vient le hanter souvent, peut-être tous les jours? Premier grand détail, heureux détail de la très belle mise en scène de Deborah Warner: le ténor Toby Spence, d’apparence très jeune, ouvre et ferme l’opéra comme «le vieux» capitaine Vere; à côté de lui, un acteur d’apparence valétudinaire est le vrai «vieux Vere».


Justement, la base du spectacle est la mise en scène de Deborah Warner avec un espace défini par Michael Levine: une administration, pour ainsi dire, de l’espace en mouvement, renforcée par une très soignée direction des acteurs, des trois rôles principaux antagonistes aux rôles secondaires et épisodiques, et d’une façon spécialement acérée avec le chœur, personnage par excellence, actif, agité, en mobilité permanente, protagoniste lui aussi du conflit et de la catastrophe. Le mouvement est chorégraphique et cela ne se voit pas complètement, précisément; de la même façon que l’alarme, le branle-bas, le désordre, voire le chaos, sont minutieusement écrits, parce qu’il a peu de choses aussi problématiques à présenter en scène que le désordre, puisque le désordre réclame cela, toute une chorégraphie. On a dit que la grande bagarre des Maîtres chanteurs, final du deuxième acte, est l’expression d’un grand désordre grâce au grand ordre imposé par une fugue, parfaite expression de l’ordre. Cela s’entend chez Britten et Billy, mais cela se voit, se traduit en mouvements, en images, en gestes, dans la production de Warner et Levine. Ils ne font pas de Billy un huis-clos étroit dès le début; tout semble plus ou moins ouvert: le ciel est suggéré, il y a la largeur du pont, la vision de la mer, de l’ennemie, des espaces infinis... Mais, peu à peu, l’étau arrive progressivement de la main de Warner, et se referme sur le destin des pauvres gens perdus en mer et dans la guerre contre la France révolutionnaire. Un des grands atouts de la mise de Warner réside, précisément, dans cette progression vers la crise et la catastrophe.


Des pauvre gens...? La conscience de Vere, qui ne saurait se taire après le temps écoulé, le destin cruel de la beauté et de la générosité de Billy, mais aussi la cruauté du destin de Claggart, dont la méchanceté chante parfois comme Iago, comme Richard III, le chant de la haine, de la malveillance devant la beauté et la générosité, insupportables: quel soulagement devant sa tombe, dirait Cioran: Claggart ne serait-il pas la véritable victime de l’histoire? Billy ne serait-il pas l’ange sans passé, l’enfant trouvé, sans origines, envoyé pour foudroyer le mal (le mal, parce que le démon, le diable de l’enfer chrétien n’existe pas, c’est une invention historiquement tardive)? Qui sait? Nous assistons à un conflit que nous connaissons tous, moins tragiquement, dans la vie quotidienne: la rancœur du mal, plus ou moins investi de pouvoir, envers la beauté et la grâce, plus ou moins dépendantes.


La distribution frôle la perfection, et je crois que cette appréciation n’est pas le fruit de l’enthousiasme, même si cette expérience théâtrale et musicale suscite l’enthousiasme du public. Le Billy d’Imbrailo (n’oublions pas son formidable Pelléas avec Michaela Selinger et Vincent Le Texier, direction de Stefan Soltesz, mise en scène de Nikolaus Lehnhoff) est d’une grande beauté de ligne, de tessiture et de couleur, et son interprétation est aussi juste que possible, dans la mesure où il s’agit d’un jeune homme angélique et lumineux loin des pleines capacités de n’importe quelle voix de baryton – certes la voix de ténor lui donnerait d’autres nuances, consacrées par la tradition, également inappropriées. Le choix, pour Imbrailo, est un équilibre très réussi entre l’innocence des gestes et la douceur du chant. Si cet opéra est un crescendo sonore et dramatique, Imbrailo atteint son apogée à la toute fin, son «E lucevan le stelle», dans son solo au cachot, où il reçoit la visite du personnage le plus «humain» de tous, le vieux Dansker; en même temps, l’air, le monologue, a son repos, sa reprise. Et si Britten n’envisageait pas spécialement d’émouvoir, Imbrailo réalise une incarnation chaleureuse mais dépourvue de pathos.


Claggart a ses deux moments forts, ses deux solos en forme de chants de la haine: un bref moment au début, pendant le recrutement, ou plutôt la levée, où il exprime son mépris et sa haine envers ses camarades et supérieurs de la marine; et le solo «à la Iago» du second acte, où il se jure la ruine de Billy. Brindley Sherratt est un Claggart triomphant, avec sa ligne obscure renforcée par les instruments graves, en famille, in camera. Un Claggart formidable, acteur sobre, voix teinte de toutes les obscurités, ligne équilibrée entre l’émission claire et l’imposition du rôle comme surgissant des gouffres.


Toby Spence, formidable mozartien, un Essex excellent dans Gloriana de Britten, confère une vie riche, vocalement et dramatiquement, au capitaine Vere. On sait bien que les pages écrites par Britten pour Peter Pears ont marqué plusieurs générations de ténors britténiens. On «voyait», on «entendait» Pears en entendant et en voyant un autre. Toby Spence, à mon avis, fait passer le ténor du musicien britannique «de l’autre côté du répertoire», sur une autre rive. Warner renonce à masquer, à déguiser Spence en vieillard au début et à la fin; il est un jeune et bel homme, la construction du personnage ne s’oppose pas à la ligne, et il n’y a pas un vieux avec une voix jeune: il y a un vieil homme à ses côtés, l’image d’un Vere aussi vieilli que torturé, voire misérable, mais celui qui chante est le jeune Vere. Son personnage, ferme et en même temps torturé après la scène de la mort de Claggart et le procès de Billy, donne le sens du manque de sens de l’histoire: le droit contre la justice, le mal contre le bien, la rancœur contre la beauté, les ténèbres contre la lumière. Un ténor excellent pour un rôle complexe qui ne doit pas consister en la grimace des complexités mais dans l’équilibre (encore) des contraires, et le tout dans une ligne lyrique devant être presque toujours ferme et irréductible (tout comme son navire est L’Indomptable).


Il faut aussi mentionner la belle construction du personnage de Dansker par Clive Bayley ainsi que les trois officiers, Oliemans, Soar et Jürgens. Il y a un équilibre très efficace entre les voix solistes épisodiques et le chœur, dont les scènes proposent une solution adéquate d’une façon naturelle, allant de soi, où la complexité n’est pas évidente, mais où elle n’est pas non plus cachée. Il faut notamment souligner le renforcement de la vision et du mouvement de la masse des marins par des figurants nombreux et très efficaces, ainsi que le petit groupe de voix d’enfants dirigé par Ana González pour les mousses.


Billy Budd est un crescendo sonore, mais aussi d’action dramatique, avec des climax dans la seconde partie – il s’agit ici de la version révisée, en deux actes: la bataille frustrée, l’accusation de Claggart, la mort de Claggart due à Billy, confondu, surpris dans sa bonne foi (des «surprises» comme celle-ci le font bégayer, le privent de la parole, il devient un peu Wozzeck), l’air de Billy dans son cachot et le murmure menaçant des marins après l’exécution de Billy (un crescendo, aussi). Mais il en va de même dans des moments qu’on ne considère parfois pas comme très théâtraux, comme la scène, magistralement réalisée dans cette mise en scène, du dortoir des marins (solistes, chœur, mouvement scénique, chant, conflit, violence: cela n’est-il pas du théâtre ?). Tout ce crescendo, toute cette progression est dénouée par Ivor Bolton, dans la fosse, avec une direction exacte, soignée, avec un grand sens du drame mais aussi des moments d’apparente détente, de préparation, de justification de ce qui est en train de se passer. La couleur, bien sûr, mais aussi la nuance: des dynamiques, des crescendos, de l’épaisseur ou de la minceur sonores. Le Chœur du Teatro Real a été, encore une fois, un protagoniste important, préparé par l’excellent Andrés Máspero.


Pour conclure, une représentation dont le succès conforte le processus de «normalisation» de Britten dans le répertoire, normalisation pas tout à fait aboutie en dehors de la Grande-Bretagne, mais qui est en train de devenir une réalité. Tout comme pour Janácek, mais Britten est postérieur et il a composé quinze opéras. Le succès, au Teatro Real, de Grimes, Lucretia, Le Tour d’écrou, Le Songe, La Mort à Venise est la garantie, avec le Billy extraordinaire qu’on vient de voir, d’une présence nécessaire, incontournable, du théâtre lyrique du XXe siècle.


En résumé: un Billy Budd exemplaire, par les voix, par la fosse et par la production de Warner et Levine.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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