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Un Vaisseau fantôme parfait... et bien-pensant Madrid Teatro Real 12/17/2016 - et 18, 20, 23, 26, 27*, 29, 30 décembre 2016, 2, 3 janvier 2017 Richard Wagner: Der fliegende Holländer Kwangchul Youn*/Dimitry Ivashchenko (Daland), Ingela Brimberg*/Ricarda Merbeth (Senta), Nikolai Schukoff*/Benjamin Bruns (Erik), Kai Rüütel*/Pilar Vázquez (Marie), Benjamins Bruns*/Roger Padullés (Le pilote), Evgeny Nikitin* & Thomas Johannes Mayer*/Samuel Youn (Le Hollandais)
Coro del Teatro Real, Andrés Máspero (chef de chœur), Orquesta del Teatro Real, Pablo Heras-Casado (direction musicale)
Alex Ollé, de La Fura dels Baus (mise en scène), Alfons Flores (décors), Josep Abril (costumes), Urs Schönebaum (lumières), Franc Aleu (vidéo)
E. Nikitin (© Javier del Real/Teatro Real)
On peut dire qu’une mise en scène d’opéra de La Fura dels Baus constitue un événement depuis que Mortier a découverte cette troupe, quoiqu’elle fût déjà bien connue en Espagne et en Amérique latine, même dans le monde du cinéma. Mais ils doivent faire attention: on peut passer de la grande surprise de la Tétralogie de Valence à la banalité pure et simple. Qu’en est-il ici? On peut être d’accord avec les prémisses d’Alex Ollé à l’égard du romantisme daté et suranné, et se demander en même temps à quoi bon se contenter de costumer les Norvégiens comme s’il s’agissait des Pêcheurs de perles, de Lakmé ou de Padmâvatî au prétexte de rapprocher la légende de notre époque. La mise en scène est belle, mais aussi gratuite, avec une vidéo transformant l’espace scénique: mer et sable, infini des eaux mais aussi du désert, des dunes et en même temps des vagues. Beau, efficace, mais vide, banal. La casse du bateau, au deuxième acte, est un vrai coup de scène dans la scène (le bateau est mis en pièces pendant l’action des jeunes filles avec Senta), un peu trop cher peut-être, mais il n’y a rien de plus coûteux qu’un opéra.
Chittagong, Bangladesh: l’action de l’opéra est située là, dans cet enfer terrestre – on trouvera sur YouTube plusieurs documentaires qui ne permettent pas de croire à la joie des filles et des marins aux actes II et III (pour peu qu’on considère qu’il s’agit d’un Vaisseau fantôme en trois actes). Trop horrible, Chittagong, pour transformer le romantisme du Vaissseau fantôme, mais sans doute une forme de bonne conscience se souvenant du désespoir du Tiers monde. On assiste à l’opéra, un luxe, et, en même temps, on invoque, on évoque, un lointain désespoir – lointain pour l’instant. Mais le résultat est la banalité du bien (ou son travestissement), malgré des moments comme la transformation finale vers la mort (les marins du vaisseau fantôme, Senta elle-même). La mise en scène d’Ollé est belle, mais banale, n’apportant rien en changeant l’icône. On ne peut certes plus accepter l’opéra romantique fantastique allemand des temps de Hoffmann et Marschner, on ne peut plus accepter ce que Wagner nous propose, mais sa musique est vivante; il faut trouver une solution, comme Kupfer autrefois, sans pour autant placer toujours les héros et les sublimes héroïnes romantiques dans une maison de fous ou sur un divan viennois. Mais il est vrai que l’horreur de Chittatong est évoquée dans les propos d’Ollé figurant dans le programme de salle, pas sur scène.
Artiste de la fosse mais aussi de la salle de concerts, Pablo Heras-Casado montre, encore une fois, son grand talent, son aptitude à la nuance, à mettre les tempi à la faveur de la situation dramatique, à conduire des crescendos menant au sublime dans des moments tels que l’ensemble final. En ce qui concerne les voix, ce fut une mauvaise surprise, pas si mal résolue en fin de compte: Evgeni Nikitin, souffrant, a cédé la partie vocale à Thomas Johannes Mayer, de telle sorte que Nikitin a joué le rôle et Mayer l’a chanté. Ce n’était pas du playback – il n’y a avait pas de «back», mais du «live» – ni du karaoké non plus, mais une fusion très réussie d’un drôle de compromis scénique/vocal. Il fallait oublier que Nikitin ne chantait pas, il ne fallait pas non plus regarder le coin où Meyer chantait, mais il y avait une véritable coordination entre eux. Et, qui plus est, Mayer chantait très bien, même s’il est dommage d’avoir raté le Hollandais «complet» de Nikitin, une des stars de la première distribution.
Il y eut heureusement la Senta formidable, supérieure, de la Suédoise Ingela Brimberg, dont les débuts de carrière furent ceux d’une mezzo-soprano (Rosine, Chérubin), devenant ensuite une soprano plutôt dramatique (Donna Anna, Jenůfa, Elektra). Sa Senta est pleine de passion contagieuse, fondant son interprétation sur une technique vocale insurpassable pour les transitions, les progressions du son, le «voyage» vers un aigu pénétrant et jamais criard; une couleur belle, une émission bien mesurée.
L’autre grand héros a été Nikolai Schukoff dans un Erik pleinement lyrique: belle couleur, une passion aussi forte que mesurée, une voix aussi généreuse que puissante. Kwangchul Youn, un grand wagnérien (le Gurnemanz de Herheim à Bayreuth, et aussi le Gurnemanz d’une version de concert de Parsifal ici, au Teatro Real, il y a quelques années), incarne un Daland austère, n’exagérant pas ses traits d’avarice qu’on peut trouver vraisemblables dans un milieu misérable comme celui de l’opéra et encore plus dans le port maudit où Ollé situe l’action.
De toute façon, cet opéra reste encore un peu loin des solutions wagnériennes aux problèmes de l’opéra de son temps (même si on voit et on entend toujours une des versions révisées). Problème, où sont-ils les problèmes? Lesquels? Pourquoi? Disons la désuétude, par exemple. La mort de l’opéra si on n’invente pas quelque chose et si on laisse les morts enterrer les morts. Wagner marche un peu à tâtons, mais aussi à la recherche de la scène perdue. Le Vaisseau fantôme est encore un opéra très franco-italien, très «chanté», très diatonique, mais il s’agit déjà d’un premier chef-d’œuvre malgré les excessives coïncidences du livret (on a l’impression que le Hollandais et Senta avaient un rendez-vous fixé par les anges et qu’ils ne se rencontrent pas comme ça, simplement par un beau hasard du destin). Enfin, malgré tout – la belle banalité de la mise en scène d’Ollé, en frappant notre conscience endormie à l’égard du Tiers monde, en niant la possibilité même théâtrale de la légende; le chant doublé du Hollandais – on a eu le plaisir d’un Vaisseau fantôme parfait dans la musique et le chant, avec un orchestre et un chœur formidables. Un peu décevant côté scène, mais justement des petites erreurs comme celle-ci – à supposer qu’il s’agisse bien d’une erreur d’Ollé, et non pas de mon erreur de vision – mènent l’opéra loin de la routine. Parfois, à tâtons.
Santiago Martín Bermúdez
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