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Un orchestre national privé

Baden-Baden
Festspielhaus
11/26/2016 -  
Serge Prokofiev : Symphonie n° 1 «Classique», opus 25

Alexandre Scriabine : Concerto pour piano, opus 20

Dimitri Chostakovitch : Symphonie n° 9, opus 70

Mikhail Pletnev (piano)
Orchestre national de Russie, Guennadi Rojdestvenski (direction)


G. Rojdestvenski


Univers péniblement mouvant que celui des orchestres moscovites ! La valse des appellations rend difficile le suivi de ces multiples phalanges qui ont construit l’histoire de l’interprétation russe: du philharmonique à l’étatique en passant par l’académique, le ministériel ou le radiophonique, tous les qualificatifs officiels possibles brouillent les pistes, et plus personne n’y retrouve ses musiciens aujourd’hui.


L’Orchestre national de Russie, lui au moins, conserve une genèse lisible, du moins pour l’instant. Parce que son fondateur, le pianiste et chef d’orchestre Mikhail Pletnev, est encore à sa tête 26 ans plus tard, et aussi parce qu’un financement pour l’essentiel privé maintient la formation à l’écart des turbulences administratives de tous ordres. Un quart de siècle d’existence stable et pourtant comme un parfum de nouveauté encore: une moyenne d’âge pas très élevée, des timbres un peu curieux voire un certain manque de fondu des sonorités, mais aussi une responsabilisation de chacun qui tranche avec l’uniformité lourde des grandes machines fonctionnarisées d’hier. Ce qu’a réussi à édifier Mikhail Pletnev, dans un contexte que l’on imagine pas toujours aisé, reste très original : un ensemble extrêmement réactif, qui donne beaucoup de relief à tout ce qu’il joue, avec évidemment une adéquation privilégiée de ces sonorités incisives au grand répertoire russe.


Et il faut beaucoup de ressort à un orchestre pour suivre la battue de Guennadi Rojdestvenski, chef nimbé de ses 85 printemps et d’une aura historique prestigieuse, mais quand même aujourd’hui plus allusif que véritablement précis. L’entrée en scène de cette silhouette raide et droite, un peu statufiée, qui cherche partout des appuis avant de s’adosser à la rambarde d’un podium qui n’est là que pour sécuriser la station debout, inquiète quelque peu. Mais dès que s’abat la baguette, d’une longueur tellement démesurée qu’elle cogne sur le pupitre assez souvent, la musique de la Première Symphonie de Prokofiev s’écoule avec un beau naturel, certes pas vite mais avec une élégance très défendable, même si elle est plus trottinante que tonifiante (tout le concert semble atteint de la même relative modération : pourquoi donc se presser, au fait ?). Le maestro semble s’extasier au passage devant chaque beauté musicale qui défile, et cette visite guidée d’un chef-d’œuvre de jeunesse, sans jamais s’agiter inutilement, sous la conduite d’un aïeul gentiment malicieux, ne manque pas de charme.


Mikhail Pletnev est bien là, mais ce soir au piano seulement, pour un Concerto pour piano de Scriabine dont il maîtrise sans effort apparent l’écriture techniquement vétilleuse. L’instrument soliste (un grand Shigeru Kawai de concert aux sonorités limpides) paraît bien choisi pour s’accorder avec des timbres orchestraux générateurs de multiples surprises chatoyantes. Une matière musicale en pleine déliquescence organisée, sous la battue assez ferme rythmiquement de Guennadi Rojdestvenski mais qui enchaîne les effusions romantiques avec une absence totale de retenue. Tout cela est «aussi sensuel et lourdement dramatique que la rêverie d’un Chopin qui aurait consommé une dose létale de LSD», pour paraphraser là l’expression amusante du jeune pianiste russe Evgeny Sudbin à propos de ce concerto, qu’il joue lui aussi fort bien. Après une ultime dose de technicolor suave (ce n’est pas péjoratif, on adore ça !), tout l’orchestre culmine dans une bizarre cadence qui ne semble déboucher nulle part, et que Pletnev essaie de mieux asseoir en rajoutant deux accords de son cru, alors que l’orchestre s’est déjà tu. Cette ponctuation n’est pas écrite sur la partition mais le stratagème, à la rigueur autorisé par un point d’orgue permissif, n’est pas mauvais, même si on peut le trouver superflu.


Bref bis pianistique, impossible à identifier. Renseignements pris, il s’agissait d’un Prélude en la mineur du compositeur et pianiste Julian Scriabine, jeune fils d’Alexandre Scriabine, disparu tragiquement à l’âge de onze ans dans un accident de bateau, noyé dans le Dniepr à Kiev. Une musique d’enfant prodige, trop concise pour qu’on puisse se faire une véritable idée de son caractère, mais qui semble déjà techniquement ambitieuse.


Seconde partie brève, encore qu’à nouveau relativement appesantie par une baguette qui prend son temps. La Neuvième Symphonie de Chostakovitch, un concentré de dérision glacée qui sous ses abords anodins voire parodiques recèle quelques petits trésors, dont un Largo ponctué d’impressionnantes sonneries de cuivres, avant un long solo de basson d’une beauté troublante. Pas du tout une symphonie populaire, malgré sa fausse simplicité d’approche. Guennadi Rojdestvenski parcourt à nouveau le texte sans avoir trop l’air d’y toucher, en laissant pour l’essentiel s’y ébrouer l’orchestre. Le résultat n’en est pas moins précis et vivant, même si les fausses sorties successives de l’Allegretto final débouchent dans l’incertitude d’une coda annoncée de façon tellement peu préméditée que l’œuvre semble tourner court brutalement et trop tôt.


Encore quelques saluts à la démarche ralentie, puis un bis (la Danse du muletier, extraite du ballet Le Boulon) d’une balourdise cuivrée entretenue avec un plaisir manifeste. On peut obtenir dans cette musique un résultat moins ostensiblement lourd (voir du côté des enregistrements de Riccardo Chailly ou Neeme Järvi), mais ce n’est clairement pas du tout la motivation du moment. Après ce drôlatique pied de nez qui déclenche des hurlements d’enthousiasme, dans une salle au demeurant assez peu remplie en cette froide soirée hivernale, Rojdestvenski prend congé.


Deux jours plus tard à Paris, pour raisons de santé, il ne pourra pas reprendre sa longue baguette et l’orchestre devra tenter la même aventure avec le seul Mikhail Pletnev aux commandes.



Laurent Barthel

 

 

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