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Viktor Ullmann et les autres invités d’une époque monstrueuse

Madrid
Teatro Real
06/10/2016 -  et 12, 14, 16, 18 juin 2016
Viktor Ullmann/Pedro Halffter : Adagio in memoriam Ana Frank – Pequena obertura para “El emperador de la Atlántida”
Viktor Ullmann : Die Weise von Liebe und Tod des Cornets Christoph Rilke (reconstitution Henning Brauel) – Der Kaiser von Atlantis, opus 49 (révision et orchestration Halffter)

Blanca Portillo (narratrice), Alejandro Marco-Buhrmester (L’Empereur Overall), Martin Winkler (Le Haut-parleur), Torben Jürgens (La Mort). Roger Padullés (Arlequin), Sonia de Munck (Bubikopf), Albert Casals (Un soldat), Ana Ibarra (Le Tambour-major), Cristina Arias, Carmen Angulo (danseuses)
Orquesta titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Pedro Halffter (direction musicale)
Gustavo Tambascio (mise en scène), Ricardo Sánchez Cuerda (décors), Jesús Ruiz (costumes), Felipe Ramos (lumières), Tom Skipp, Sebastián Alfie (vidéo)


A. Casals, S. de Munck (© Javier del Real/Teatro Real)


La présentation de Moïse et Aaron au Teatro Real (voir ici) a été accompagnée de plusieurs concerts vocaux et par deux autres spectacles scéniques autour de la persécution des Juifs en Europe centrale, et plus particulièrement par des musiques entendues, jouées ou répétées au camp de Terezín (Theresienstadt), le grand monument de l’hypocrisie du IIIe Reich: un camp modèle pour berner les crédules (ceux qui voulaient y croire à tout prix) de la Croix-Rouge ou de n’importe quelle autre institution respectable; un camp, «cadeau du Führer aux Juifs», où l’on faisait du théâtre et de la musique, avant d’être transporté vers un camp de la mort.


Cette série de concerts et spectacles s’est conclue avec L’Empereur d’Atlantis , un opéra de moins d’une heure, répété mais finalement jamais joué à Terezín. Et elle a commencé il y a deux mois avec la mise en scène de Brundibár, un opéra pour enfants joué dans le même camp avec des moyens limités (mais pleins d’espoir... et trompeurs). Le Teatro Real, dans la belle salle de la Fundación Albéniz, tout à côté du théâtre, dans le vieux et beau quartier du Palais, a également produit plusieurs concerts sur le thème « Bailando sobre el volcán » (« En dansant sur le volcan »), une phrase répétée durant l’entre-deux-guerres par les plus conscients des Européens, qui voyaient d’une façon plus ou moins lucide ce qui était en train d’arriver.


Les 5 et 7 mai, Measha Brueggersgosman a chanté le programme le moins immédiatement en rapport avec le thème, mais le plus proche au sens d’un concert «classique» comprenant une première partie française (Ravel, Duparc, Poulenc) puis une seconde avec des contrastes frappants: John Cage juste avant Bolcom, par exemple, mais aussi des Brettl-Lieder de Schoenberg, c’est-à-dire des chansons de cabaret – le jeune Schoenberg, mû par des nécessités économiques pressantes, pouvait certes se permettre, alors que le siècle changeait, un compromis entre son sens de l’humour (et qui ne lui est pas habituellement associé) et la pratique d’un genre de musique frivole, qui a été toujours un témoignage et une preuve du sens de le liberté pour un epartie non négligeable des germanophones. Le récital s’achevait sur trois Sonnets de Joaquín Turina. Peut-être le français de Measha Brueggersgosman était-il meilleur que son espagnol, mais nous sommes habitués à entendre chanter nos mélodies par des étrangers avec «un petit accent» qui leur donne un charme supplémentaire. Les qualités de Measha sont bien connues: la beauté juvénile de sa couleur vocale, le pouvoir de ses qualités d’actrice renforcées par sa sympathie et son sourire étincelant, son vibrato et la puissance de sa tessiture aiguë, mais avec une capacité singulière à descendre dans le grave. Un succès, répété deux soirées. Et elle et nous avons eu la chance de la voir accompagnée par le formidable Julius Drake.


Le 12 mai, Dagmar Manzel chantait Friedrich Hollaender. Avec Dagmar Manzel on se situe dans le registre des diseuses, chanteuses, des voix naturelles, hors du concept de «mélodies de concert». Hollaender est un des musiciens juifs doués qui ont été persécutés, qui ont sauvé leur peau à temps, qui ont été mis à l’index de la dégoûtante exposition d’«art dégénéré» de Düsseldorf (1938), une exposition presque entièrement dédiée aux musiciens juifs – Stravinski a protesté: il était là, mais il n’était pas juif. Hollaender, fils de musiciens, vivant dans le théâtre et l’opérette depuis son enfance, est l’auteur de beaucoup de chansons légères, de Kabaret, pleines d’humour, comme An allem sind die Juden schuld («Tout est de la faute aux Juifs»), que Dagmar Menzel n’a pas chantée ce soir-là. Le sens musique/théâtre de Dagmar Menzel, accompagnée par Michael Abramovich, plein d’esprit lui aussi, a triomphé clairement malgré la mauvaise idée d’y ajouter un traducteur-star de télévision vraiment fâcheux.


Dans le même genre mais un style un peu différent, Salome Kammer a clos le 19 mai la série des récitals avec un programme autour du cabaret allemand des années 1930: chansons de Schoenberg (encore des Brettl-Lieder), Weill, Oscar Straus, voire l’«antipathique» Pfitzner, et aussi Ervín Schulhoff, assassiné par les Allemands en 1942, entre autres. Le récital de Salome Kammer a donné son plein sens au titre du cycle: les chansons des années 1930 avaient besoin d’une société libre pour être lumineuses; les nazis, eux aussi, avaient besoin d’un système de libertés pour détruire toute liberté, y compris celle des chansons de Kabaret. Salome Kammer et Rudi Spring ont été à leur meilleur pour conclure ce cycle et ils ont également remporté un grand succès.


Le 26 mai, ce qui aurait pu être le couronnement final n’a pas tout à fait marché. C’était une très belle idée, malgré tout. La très belle voix de Sylvia Schwartz aurait été mieux toute seule, avec les instruments qui l’accompagnaient, mais sans les très longs textes extraits de Himmelweg, une belle pièce de théâtre d’un des meilleurs auteurs européens, l’Espagnol Juan Mayorga, sur Terezín. La récitante était une des meilleures actrices de notre pays, Blanca Portillo, qui possède une force scénique insurpassable et une rare vérité d’expression dans le pauvre tape-à-l’œil des scènes madrilènes. Mais voilà, l’assemblage de toutes ces qualités n’a pas fonctionné: ce n’était ni théâtre, ni récital. Sylvia Schwartz a chanté des lieder d’Ilse Weber, la «mère des enfants de Terezín», qui a péri avec eux, de Hans Krása, mort à Auschwitz, de Schulhoff, d’Adolf Strauss, de Carlo Taube, de Zikmund Schul. Peut-être aurait-elle dû s’imposer face au gens de théâtre, et ceux-ci auraient-ils dû reprendre leur expérience ailleurs. De toute façon, Blanca Portillo et Juan Mayorga sont bien connus et honorés dans le monde du théâtre, et la pièce a été reconnue en Espagne et dans beaucoup de pays comme une des créations les plus importantes d’un auteur de notre temps.


C’est la première, le 10 juin, de L’Empereur d’Atlantis, opéra en quatre tableaux, miraculeusement sauvegardé, de Viktor Ullmann, qui a finalement offert ce couronnement. Un opéra restitué par l’enregistrement réalisé pour Decca dans les années 1990 sous la direction de Lothar Zagrosek, dans la collection «Entartete Musik» – un beau projet, tellement beau qu’il s’est révélé ruineux pour l’éditeur – et adapté ici pour grand orchestre par Pedro Halffter. Mais Ullmann méritait être connu par d’autres œuvres, et le spectacle du Teatro Real a commencé avec le cycle de lieder Le Dit de l’amour et de la mort du cornette Christoph Rilke, sur des poèmes de Rainer Maria Rilke, dans la version espagnole réalisée par un grand poète et paladin de la poésie, Jesús Munárriz, avec encore l’actrice Blanca Portillo, dans un rôle travesti, avec une voix puissante, expressive... et avec une amplification excessive, traîtresse, en tout cas le jour de la première. La vidéo de Tom Skipp et Sebastián Alfie apporte des nuances et des suggestions au mystère de cette pièce, entre modernité et théâtre moyenâgeux.


Le chef était le très doué et très mobile Pedro Halffter, directeur innovant et très inspiré du théâtre de la Maestranza, à Séville. Il a composé pour l’occasion un Adagio in memoriam Ana Frank et une petite ouverture pour l’opéra à partir de la Sonate opus 7 d’Ullmann et de sa propre musique, et a pénétré les secrets peu mystérieux de L’Empereur d’Atlantis, avec un metteur en scène, Gustavo Tambascio, efficace, inspiré et, cette fois-ci, tout à la fois créateur, discret et constructif avec le texte et le sens original. L’opéra met en scène une grève: la mort n’accomplit plus son métier. Les Juifs de Terezín sont là. Ils n’ont jamais vu cet opéra, mais ils sont là, puisque ils sont les héros de ces journées dont le point culminant fut l’opéra Moïse et Aaron. Sonia de Munck a été la voix la plus admirée de la soirée, même si Ana Ibarra, Torben Jürgens, Albert Calsals, Roger Padullés, Martin Winkler et l’Empereur Alejandro Marco-Buhrmester ont chanté leurs rôles dans le sens du cirque sinistre indiqué par la direction artistique et clairement suggéré par le texte et la musique. Une musique dans le sillage de Weill et du Kabaret, de la Gebrauchsmusik, l’œuvre d’un musicien frôlant le génie, mais très infortuné, un des musiciens condamnés, sans avoir pu le prévoir, par la logique criminelle d’un système dont l’armée allemande et les citoyens – citoyens? – allemands et autrichiens (au moins) furent incontestablement complices. Le cycle du Teatro Real, dirigé par Joan Matabosch, a voulu lui rendre hommage et, par la même occasion, lutter contre l’oubli.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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