Back
Un Roi Roger inabouti Cracow Opéra 11/13/2015 - et 15, 17, 18 novembre 2015 Karol Szymanowski : Król Roger, opus 46 Marius Kwiecien*/Mariusz Godlewski (Roger), Katarzyna Oleq-Blacha*/Iwona Socha (Roxane), Pavlo Tolstoy*/Adam Zdunikowski (Le Berger), Vasyl Grokholskyi/Adam Sobierajski* (Edrisi), Przemyslaw Firek*/Jacek Ozimkowski (L’Archevêque), Marta Abako/Agnieszka Czastka/Monika Korybaslka* (La Diaconnesse)
Orkiestra, Chór, Chór dzieciecy i Balet Opery Krakowskiej, Lukasz Borowicz (direction musicale)
Michal Znaniecki (mise en scène)
M. Kwiecien (© Jacek Jarczok)
Le sujet, à l’époque, pouvait troubler : un Berger - qui avait d’abord donné son titre à l’opéra – fascine le roi Roger II de Sicile et son épouse Roxane – en réalité c’est Dionysos travesti. Inspirée des Bacchantes d’Euripide, l’œuvre passa souvent pour un aveu à peine déguisé des préférences sexuelles de Szymanowski. Mais il faut transférer le dilemme du héros sur le plan esthétique : Roger est aussi le compositeur, voire l’artiste en général, partagé entre les élans bruts de l’inspiration et la nécessité de les transcender dans une forme parfaite. Tel est sans doute le sens de l’hymne final au soleil, qui consacre la suprématie d’Apollon sur Dionysos – Szymanowski était un fervent lecteur de Nietzsche. Conçu dès 1918 mais composé entre 1920 et 1924, Le Roi Roger constitue l’aboutissement d’un impressionnisme qu’avaient déjà incarné avec éclat la Troisième Symphonie ou le Premier Concerto pour violon : musique à la fois luxuriante et chatoyante, qui puise également dans la musique des Tatras au troisième acte – au moment où il achève son opéra, Szymanowski est devenu un « musicien national », chantre d’une Pologne à nouveau indépendante.
Le Roi Roger a depuis un certain temps conquis les grandes scènes internationales. A Bilbao, il y a trois ans, Michal Znaniecki avait mis en lumière la dimension homosexuelle de l’œuvre, dont le troisième acte se déroulait dans une boîte gay. A Cracovie, elle n’en est plus qu’une des composantes. Le metteur en scène polonais a d’abord voulu un spectacle « sur nous-mêmes », où le Berger représente l’hédonisme, voire le narcissisme. Sa nouvelle religion ? La conquête et l’amour de soi-même. Autant dire qu’il ne s’avance pas beaucoup. Les idées pertinentes ne manquent pourtant pas. Comme ce palais, riche demeure d’un couple qui s’ennuie avec son petit garçon, dont les murs sont tapissés de prières en hébreu, en arabe et en latin, renvoyant dos à dos toutes les religions établies. Comme ce moment du deuxième acte, où Roger et le Berger font exactement les mêmes gestes, dans une éloquente gémellité : Znaniecki a focalisé sa production autour du symbole du miroir, reflet de l’autre et de soi.
Mais l’ensemble ne convainc pas, surtout au troisième acte. Lorsque Roger, trente ans après, n’est plus qu’un clochard hirsute dans sa maison en ruines tenant plutôt du squat, que Roxane revient en hippie poivrote et paumée, la mise en scène ne repose plus que sur des clichés misérabilistes – pour ne rien dire des ridicules tremblements parkinsoniens d’Edrisi, le confident du roi. Znaniecki, d’ailleurs, laisse la fin ouverte : ayant échoué à se trouver lui-même, Roger ne peut plus que mourir. L’hymne au soleil final ? Sans doute un dernier rêve où défile tout son passé, à travers des photos de famille... lui-même apparaissant en policier, incarnation sans doute de cet ordre auquel il a cessé de croire.
Inégale, parfois relâchée, la direction d’acteurs ne donne pas vraiment de force au propos – le metteur en scène ne sait pas non plus gérer le chœur, pourtant l’un des premiers personnages de l’opéra. La chorégraphie prétendument moderne du deuxième acte a des airs de province. Les références cinématographiques ne sont pas vraiment assumées. Bref, la production, non sans mérite, paraît inaboutie et éclatée, en quête d’une problématique unité, comme si elle n’avait pas tous les moyens de ses ambitions, même limitées. N’est pas Warlikowski qui veut – le spectacle de Bastille, ancrant lui aussi Le Roi Roger dans notre monde d’aujourd’hui, pouvait irriter, mais il se tenait... et nous tenait.
Musicalement, on éprouve également une impression mitigée. L’étroitesse de la fosse – l’Opéra de Cracovie n’est pas une réussite – contraint à une réduction drastique de l’effectif, en particulier des cordes : cela émousse sa puissance et ses effets. A la tête d’un orchestre et d’un chœur très moyens, voire médiocres, Lukasz Borowicz a d’autant plus de mérite : il trouve des couleurs, des climats, préserve la sensualité de la musique et la continuité du flux musical. Qu’a-t-on à dire encore sur Mariusz Kwiecien, le Roger du moment, au zénith de sa voix, souverain qui vacille progressivement, écorché vif au fond, avant de retrouver une seconde grandeur dans le sursaut d’un hymne au soleil toujours aussi anthologique ? Pavlo Tolstoy, de même, chante le Berger depuis un certain temps : à défaut d’avoir, pour le timbre, l’éclat et le velours souhaité, de posséder la trouble aura du dieu travesti, il en endosse très honnêtement les habits. Mais la distribution pâtit beaucoup de la Roxane de Katarzyna Oles-Blacha, dépassée par le rôle étant donné ses insuffisances techniques et stylistiques.
Didier van Moere
|