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Féérie et drame Baden-Baden Festspielhaus 11/06/2015 - et 7*, 8, 14*, 15 novembre 2015 6, 7* et 8 novembre
Piotr Ilyitch Tchaïkovski : Casse-Noisette, opus 71 John Neumeier (mise en scène, chorégraphie), Jürgen Rose (décors et costumes)
Ballet de Hambourg
Philharmonie Baden-Baden, Garrett Keast (direction)
14* et 15 novembre
Johann Sebastian Bach : Weihnachtsoratorium, BWV 248
John Neumeier (chorégraphie, costumes, éclairages), Ferdinand Wörgerbauer (décors)
Ballet de Hambourg
(© Holger Badekow)
John Neumeier a répondu une fois encore présent à l’invitation du Festspielhaus de Baden-Baden pour cette résidence annuelle du ballet de Hambourg, avec comme à chaque fois deux grandes productions de ballet dans ses bagages. C’est à peine si aujourd’hui John Neumeier s’efface un peu, laissant son adjoint et successeur annoncé Lloyd Riggins occuper davantage le terrain. Car tout dans cette compagnie demeure issu de la volonté et de l’imaginaire de ce créateur hors normes, y compris la composition d’une troupe dont les divers tempéraments artistiques, idéalement assortis, entretiennent l’impression que quelque soit la soirée que l’on ait pu choisir, on a miraculeusement devant les yeux la meilleure équipe possible.
L’Allemagne est le pays du Tanztheater et même Neumeier, Américain et ancien danseur d’école classique, n’a pu empêcher que cette esthétique particulière déteigne un peu sur son travail. L'exploit reste la fluidité avec laquelle il parvient à inclure dans ses ballets certains personnages d’une expressivité théâtrale plus conventionnelle : des rôles idéaux pour des danseurs de la troupe devenus plus mûrs et moins infatigables physiquement, dont on peut conserver ainsi les fantastiques tempéraments scéniques sans pour autant les priver par instants d’élans très chorégraphiques. Dans les deux spectacles présentés ce sont ces personnalités là qui structurent le propos, laissant aux plus jeunes les figures plus athlétiques et astreignantes.
Neumeier avoue avoir longtemps éprouvé des sentiments mitigés à l’égard du Casse-Noisette, longuement rigidifié par la tradition Petipa. Et quand il lui a fallu en proposer une chorégraphie, en 1971 à Francfort, la tentation du dépoussiérage a été forte, tout en restant fondamentalement respectueux. L’anecdote change: plus d’arbre de Noël, plus de souris ni de soldats de plomb, plus de flocons de neige... Le personnage principal est une jeune fille dont on fête les 12 ans et qui ne rêve secrètement qu’à devenir danseuse classique. Parmi l'afflux d’invités, dans de superbes costumes Belle Epoque (Jürgen Rose, toujours aussi talentueux), se glisse un personnage fortement maniéré: l’étrange Drosselmeyer. Non plus un magicien capable de donner vie aux jouets, mais un maître de ballet façon Petipa, qui ne retrouve son vrai centre de gravité que dans cet univers de la danse où il va entraîner la petite Marie. Premier enfilage de chaussons, scènes oniriques où l’on retrouve les personnages de l’anniversaire redistribués dans les rôles d’un ballet classique, d’abord en répétition, puis sous les ors d’un palais/théâtre pour l’habituel divertissement de l’acte II. Cette suite de séquences bien connues (Fleurs, Mirlitons, Danses arabe, chinoise, russe...) se déroule toujours en présence de ces deux silhouettes, l’adulte et l’enfant, qui interagissent constamment avec les numéros habituels, comme un guide et un visiteur dans un musée vivant.
La crédibilité avec laquelle Hélène Bouchet assume son rôle aux émois juvéniles est merveilleuse, et culmine dans une Danse de la fée dragée toute en joie trottinante, celle de l’apprentie ballerine qui a enfin réussi à monter et surtout à rester sur les pointes de ses chaussons. Et Carsten Jung campe un Drosselmayer d’une grande finesse psychologique, à la fois personnage insupportablement égocentrique dans la vie courante et maître de ballet souverain au pays des rêves. En étoiles de ballet classique Edvin Revazov et l’impeccable voire délibérément froide Anna Laudere sont également idéaux, mis à distance comme des images intemporelles. Tant pis pour la Philharmonie de Baden-Baden en fosse, honorable mais d’une rutilance un peu trop clinquante et approximative parfois : une telle soirée, modèle de sensibilité, d’intelligence et d’accomplissement technique, est de celles que l’on n’oublie pas.
(© Holger Badekow)
Si Casse-Noisette est l’œuvre d’un jeune maître d’œuvre, devenue patrimoniale entre temps (cette chorégraphie est aussi au répertoire courant du Ballet de l’Opéra de Munich), l’Oratorio de Noël est en revanche une production récente, créée à Hambourg en 2013. Du moins sous cette forme complète (les six Cantates, sans aucune coupure), puisque Neumeier s’en est tenu d’abord aux trois premiers volets (2007), avant d’oser l’épreuve de cette durée record d’autant plus difficile à assumer qu’il ne s’agit pas cette fois, contrairement à la Passion selon saint Matthieu, d’une histoire aux péripéties clairement définies.
Là encore un personnage aux frontières du théâtre et de la danse sert de truchement : une sorte de vagabond coiffé d’un bonnet, incarné par Lloyd Riggins, plante sur un coin de la scène son petit sapin en plastique et reste constamment présent, témoin et victime, solitaire et sensible... Beaucoup de figurants en noir, beaucoup de valises, une certaine détresse latente, et là-dessus l’apparition d’Anna Laudere et Carsten Jung en couple biblique, figures allégoriques parentales davantage que véritables personnifications de Marie et Joseph. Avant l’entracte l’interaction entre ces personnages et un corps de ballet plus structuré, en symbiose tantôt avec la jubilation rythmique de nombre des numéros de la partition, tantôt avec d’autres passages plus méditatifs et longs, produit des résultats inconstants. Le propos reste davantage ressenti de façon diffuse que vraiment déchiffrable (un sur-titrage de la musique de Bach -restituée sur bande magnétique et de ce fait un peu grossie, même si c’est le limpide enregistrement de René Jacobs qui est diffusé aiderait peut-être...). Mais la beauté des attitudes (les soli d’Alexandr Trusch en Ange) et l’inventivité toujours renouvelée du rapprochement des corps sont clairement du grand Neumeier. La seconde partie, plus récente, semble aussi plus libre et naturelle, avec des moments chorégraphiques jubilatoires (le N° 43, le célèbre chœur « Ehre sei dir gesungen »). La joie de Noël se combine ici avec la noirceur du monde (l’inquiétant personnage du roi, Hérode selon toute vraisemblance) sans que l’on sache vraiment qui en définitive l’emportera.
Avec son optimisme d’humaniste et d’homme de culture Neumeier hésite à trancher mais laisse quand même transparaître un message d’espoir. Cet espoir indéracinable en l’homme qu’Andreas Mölich-Zebhauser, Intendant du Festival, relève également dans la musique de Bach, lors d’un bref discours prononcé en début de soirée. Juste avant de demander au public de se lever, pour une minute de silence en hommage aux victimes des attentats terroristes de Paris.
Laurent Barthel
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