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L’obsession du piano

Baden-Baden
Festspielhaus
10/30/2015 -  
Franz Schubert : Sonate n° 16, opus 143, D. 784 – Six Moments musicaux, opus 94, D. 780
Frédéric Chopin : Nocturnes opus 32 – Sonate n° 2, opus 35

Grigory Sokolov (piano)


G. Sokolov


Le plus facile à décrire dans un concert du pianiste russe Grigory Sokolov, c’est encore son ambiance, très particulière. Eclairage parcimonieux, pour ne pas dire semi-pénombre; une porte s’ouvre, laissant passer une silhouette massive qui marche à larges enjambées jusqu’au piano (la rumeur colporte que Sokolov compterait ses pas, afin d’en effectuer systématiquement le même nombre en scène, entre la porte et l’instrument...). Visage fermé, attitude raide, le pianiste s’incline une fois, mécaniquement, en direction de la salle, avant de s’asseoir sur un tabouret haut et d’attaquer immédiatement le premier accord. Ce comportement pourrait d’ailleurs être le même s’il n’y avait pas de public du tout, l’artiste semblant indifférent voire autiste, en tout cas absolument pas préoccupé de donner à voir. Même le jeu de pédale, mystérieux, se dérobe au regard, curieux et incessant basculement minime des deux pieds, tout en bas d’une silhouette pyramidale noire qu’on oublie très vite de regarder, parce qu’elle ne donne aucune information visuelle. Tout est ici dans l’intensité musicale, une maîtrise de l’instrument dont la perfection infinitésimale défie même toute tentative de compte-rendu.


Où a-t-on pu entendre naguère quelque chose de voisin ? Avec Arturo Benedetti-Michelangeli peut-être : même allure indéchiffrable (voire, pour le pianiste italien, contrariée), et même calibrage prémédité, auquel rien n’échappe. Avec quand même chez Sokolov quelque minimes accidents, par exemple dans une 2e Sonate de Chopin étreinte à bras le corps, au prix de quelques scories. Mais tout dans cette Sonate est envisagé avec une telle science de la nuance et de la logique à long terme que l’on oublie vite ces quelques accrochages de détail. Marche funèbre au chant épuré, droit (très prenant, encore que moins fascinant, dans l’absolu, que le contrôle souverain déployé par Ivo Pogorelich, ici-même, il y a longtemps déjà) et inimaginable final, méthodique, presque géométrique dans sa progression implacable. Auparavant cette partie Chopin s’est ouverte par deux Nocturnes au chant jamais forcé, limpide, enraciné dans la transparence même d’accords que les mains de l’interprète semblent aller chercher au plus profond du clavier.


Chez Sokolov, chaque partie de concert fait bloc, le pianiste n’hésitant pas à enchaîner directement les pièces pour couper court aux applaudissements. Ceci nous vaut une première partie Schubert d’un seul tenant, la Sonate opus 143 d’abord et les Six Moments musicaux opus 94 ensuite. La sensation d’unicité qui en découle, cimentée par un jeu qui ne semble connaître à aucun moment de vide d’inspiration, suspend le temps. Même la fausse naïveté des Moments musicaux en acquiert une profondeur vertigineuse, sous le vernis viennois. Auparavant la Sonate dévide ses longueurs et ses reprises mais à chaque fois les attaques et l’intendance du son sont tellement phénoménaux qu’on brûle déjà de réentendre le même passage, ne serait-ce que pour essayer de d’en comprendre la magie. Or quand la formule mélodique revient... le miracle s’infléchit de façon encore différente. C’est prodigieux.


Il y a toujours une troisième grande partie dans un récital de Sokolov : les bis. Cinq au minimum, voire... Ce soir-là il y en a eu six. Et si le public s’était abstenu de quitter la salle par petits paquets après chaque nouvelle pièce, il y en aurait peut-être eu encore davantage. Là, les applaudissements deviennent un mal nécessaire, toléré. Mais quand le soliste réapparaît en fonçant vers l’instrument, ils ont tout juste le temps de s’éteindre avant les premières notes de l'étape suivante de ce jeu de devinettes. Ici cinq Chopin successifs, avec un lot conséquent de Mazurkas finement allusives, choisies parmi les plus originales par leur langage volontiers modal (opus 68 n° 2, opus 30 n° 4, opus 45 n° 3, opus 30 n° 1). En quatrième position s’immisce le Quinzième Prélude, conduit sans hâte, noblement chanté. Et pour finir, un mystérieux virage de bord vers Debussy : «Canope», accords suspendus, au dessus du vide.


Le pianiste s’incline une dernière fois, puis refait son nombre de pas comptés jusqu’à la porte, qui se referme sur lui. Il ne reviendra plus, du moins ce soir. Reste à ne pas manquer son prochain passage, sous aucun prétexte.



Laurent Barthel

 

 

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