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Un concentré de tragédie

Strasbourg
Opéra national du Rhin
09/23/2015 -  et 28, 30* septembre, 1er octobre 2015
Pascal Dusapin : Penthesilea
Natascha Petrinsky (Penthesilea), Marisol Montalvo (Prothoe), Georg Nigl (Achilles), Werner Van Mechelen (Odysseus), Eve-Maud Hubeaux (Oberpriesterin), Jaesun Ko (Bote), Patricia Kaehny (Botin, Amazone), Oguljan Karryeva (Amazone)
Chœurs de l’Opéra national du Rhin, Orchestre philharmonique de Strasbourg, Franck Ollu (direction)
Pierre Audi (mise en scène), Berlinde De Bruyckere (décors), Wojciech Dziedzic (costumes), Jean Kalman (éclairages), Mirjam Devriendt (vidéo)


(© Forster)


Le programme de salle nous rappelle que Penthesilea est déjà le septième ouvrage lyrique de Pascal Dusapin, compositeur dont pourtant les affinités avec la scène nous ont souvent paru surfaites. Jusqu’ici : du fragmentaire lapidaire, de l'ellipse dramatico-chorégraphique, de l'événementiel branché, oui sans doute, mais du véritable opéra, substantiel, nourrissant, apte à la consommation et aux reprises courantes, malheureusement non.


Malgré le succès notable de Penthesilea lors de sa création à Bruxelles il y a six mois, consensus critique et même public, on se rend donc à cette création, non pas mondiale comme l'affiche l'annonce un peu légèrement mais du moins in loco, avec un scepticisme relatif. Mais ces réserves se volatilisent dès l'introduction instrumentale, thème poétiquement égrené à la harpe sur fond de résonances mystérieuses. D'emblée s'installe un discours impérieux, une agogique qui fonctionne sans laisser aucune place à des réflexes d’écriture prévisibles. A ce stade, les voix n'ont encore rien dit et pourtant le drame est déjà là, latent, menaçant. Cette prépondérance d'un orchestre sombre, viscéralement tourmenté, harmoniquement subtil y compris dans ses références sous-jacentes parfois les plus clairement tangibles, est ce qui va le plus continuellement nous passionner. Non que les lignes chantées ne soient intéressantes voire bouleversantes parfois, du parlé au cri, du récitatif plus ou moins anguleux à la courte cantilène. Mais c'est bien ce discours instrumental de symphonie avec parties vocales qui nous paraît la marque de fabrique la plus évidente de ce torrent émotionnel de 90 minutes de durée. Et de surcroît sans gadgets : peu d'électronique embarquée, à peine quelques sonorisations complémentaires dont l'intégration autour de l'orchestre s'effectue subtilement, voire quelques bruits réalistes de nature ou d'armes surajoutés.


Cette pâte perpétuellement oscillante autour de vibrations graves, houles, chocs sourds, éclats secs, autorise aussi un livret en définitive très économe en mots. Le compositeur, en collaboration avec la dramaturge Beate Haeckel, a réussi à tirer du drame de Kleist un nombre minimal de répliques qui suffisent à tout concentrer. Chaque épanchement bavard est impitoyablement bridé, autisme expressif en l’occurrence bénéfique, car c’est l’orchestre qui démultiplie chaque sens et donne au drame toute sa chair. Et puis le coup de génie qui achève d’élever le projet au-dessus de la routine des créations lyriques contemporaines (car hélas il y en a bien une aujourd’hui) est d’avoir osé un livret en allemand, et non une hasardeuse adaptation française du texte. Les répliques de Kleist conservent ainsi leur caractère anguleux et tranchant, sans rien de lénifiant ou simplement de trivialement proche. La tentation de l’actualisation et de la banalisation aurait été sinon beaucoup trop dangereuse. Déjà, rien qu’à observer le sur-titrage dans les deux langues, on mesure ce danger en constatant à quel point le français proposé tend à diverger de l’original, en donnant dans une sorte de street language particulièrement malvenu.


De la production de La Monnaie qui a fait le voyage avec sensiblement la même distribution (plus l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, notablement attentif et en apparence très sérieusement impliqué dans le projet), il y a peu à dire que n’ait déjà justement souligné Sébastien Foucart. Personnellement on apprécie plutôt cette réserve relative, volonté délibérée de ne pas trop figurer des combats et des déchirements qui restent à imaginer. L’observation des chocs, des reptations et des torsions des corps suffit à évoquer une violence qui reste contenue, à l’image exacte de ce que recherche la partition. Très belle pudeur aussi des images construites par Berlinde De Bruyckere, en accord avec des costumes et un usage de la vidéo particulièrement pertinents. Amoncellements de peaux d’animaux, images d’écorcharges et de tannages, tout un quotidien de proximité systématique avec des cadavres encore chauds et du sang à peine coagulé. Cet art subtil de jouer la carte de l’horreur au second degré, est en définitive bien plus ouvert et évocateur qu’imposer aux acteurs de barboter dans des flots de peinture rouge aux moments qui pourraient effectivement autoriser ce type de représentation intensément gore.


Dans la distribution, outre la prestance hiératique d’Eve-Maud Hubeaux en grande prêtresse, on reste surtout fasciné par la Penthésilée de Natascha Petrinsky, qui paye de sa personne et de sa voix jusqu’à épuisement. On espère que tant de cris viscéraux et de feulements n’auront pas d’effets trop désastreux sur un timbre qui paraît plus d’une fois mis à mal, mais l’intensité de la composition est d’une violence qui frappe indiscutablement au plus juste, directement, au plexus !


Depuis quand, au fait, n’avait-on pu assister à une naissance d’opéra aussi éruptive, aussi émotionnellement tellurique, et surtout balayant avec autant d’assurance les postures et les postiches du petit monde de la création contemporaine ?


En y réfléchissant bien, il faut peut-être remonter pour cela à la création munichoise du formidable Lear d’Aribert Reimann. C’était, eh oui, il y a 37 ans !



Laurent Barthel

 

 

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