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Une expérience mémorable

Vienna
Konzerthaus
10/06/2015 -  et 10 septembre 2015 (Vevey)
Franz Liszt: Après une lecture de Dante (Fantasia quasi sonata)
Robert Schumann: Fantaisie en ut majeur, opus 17
Igor Stravinsky: Trois Mouvements de Pétrouchka
Johannes Brahms: Variations sur un thème de Paganini, opus 35

Ivo Pogorelich (piano)


I. Pogorelich (© Alfonso Batalla)


Soyons clairs: la majeure partie du récital donné par Ivo Pogorelich ne peut pas, d’un point de vue musical, être conçue comme un concert mais plutôt comme un happening d’art contemporain. Vue sous cet angle, l’expérience est certainement mémorable à défaut d’être plaisante.


Sinon comment décrire une première partie dans laquelle le clavier est brutalisé avec une prévisible répétitivité; dans laquelle des pages entières sombrent noyées par la pédale; dans laquelle la notion de tempo est réduite à une moyenne statistique; dans laquelle les accords sont claqués sans égards. Privant la musique de son, de phrasé, de pulsation et d’harmonie, Pogorelich se livre à un travail de déconstruction méthodique qui trouve peut-être son équivalent dans la cuisine moléculaire ou dans l’actionnisme viennois. Là où un musicien traditionnel tente habituellement de nous rendre audible une structure mathématique (les sons ne sont après tout que des nombres perceptibles sous la forme de fréquences), l’artiste croate réussit l’exact inverse. On peut certes répertorier un nombre conséquent de scandales musicaux (des concerts de Gould à ceux de Varèse), mais cela reste, en comparaison avec la performance de soir, relativement inoffensif.


Même en faisant preuve d’ouverture d’esprit pour accepter cette vision en négatif, il faut reconnaître que les lectures de Liszt et de Schumann manquent leur but; l’oreille de l’auditeur flotte sans pouvoir trancher entre improvisation mûrement préparée ou déchiffrage laborieux. Ces frottements harmoniques étranges sont-ils sadiquement distillés, ou bien sont-ils des accidents ignorés avec aplomb par l’interprète? Une partie du public décide de ne pas étudier la question plus avant et quitte la salle à l’entracte.


Stravinsky supporte à l’évidence mieux que les romantiques ce traitement fait de démembrements et de timbres stridulants; le deuxième mouvement laisse enfin percevoir une structure sonore cohérente, même si cela ne correspond que de loin aux souvenirs que l’on peut avoir de la partition. On se sent dans la peau d’un extraterrestre qui arriverait dans la salle du Konzerthaus sans aucune notion de culture humaine et découvrirait notre musique.


On pensait avoir tout vu; mais Pogorelich, en manipulateur pervers, parvient à encore une fois à nous déstabiliser avec des variations de Brahms... jouées comme du Brahms. Passons sur le sketch habituel du dialogue avec le tourneur de pages (un rituel des concerts du pianiste, que les lecteurs pourront aisément se remémorer par une rapide recherche internet): de manière inespérée, la partition est reconnaissable, une finesse de toucher apparaît, la pédale se fait moins intrusive et le tempo se tient. Le doute s’installe donc: cette première heure de concert incompréhensible, était-ce une imposture calculée, une expérimentation aux dépens du public – ou bien sommes-nous passés à côté d’une révélation? L’extraterrestre était-ce lui, ou était-ce nous? Le bis (Islamey de Balakirev) ne permettra pas non plus d’y répondre; cette pièce éminemment technique se révèle ici antivirtuose, et réserve des moments de poésie inattendus.


Ivo Pogorelich interroge avec acuité la définition de la musique et de la licence artistique de l’interprète. On peut cependant se poser la question si un récital, affichant au programme des œuvres de Liszt et de Schumann, est un lieu approprié pour cette expérience.



Dimitri Finker

 

 

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