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Qui est qui ? Bregenz Festspielhaus 07/23/2015 - et 26*, 30 juillet, 3, 6 août 2015 Jacques Offenbach : Les Contes d’Hoffmann Kerstin Avemo (Olympia, Giulietta), Mandy Fredrich (Antonia, Giulietta), Rachel Frenkel (La Muse, Nicklausse, La Voix de la tombe), Daniel Johansson (Hoffmann), Michael Volle (Lindorf, Maître Luther, Coppélius, Dr. Miracle, Dapertutto), Bengt-Ola Morgny (Spalanzani), Ketil Hugaas (Crespel), Christophe Mortagne (Andrès, Cochenille, Frantz), Hoël Troadec (Nathanaël), Josef Kovacic (Hermann), Petr Svoboda (Wilhelm), Pär (Pelle) Karlsson (Stella)
Prager Philharmonischer Chor, Lukás Vasilek (préparation), Wiener Symphoniker, Johannes Debus (direction musicale)
Stefan Herheim (mise en scène), Christof Hetzer (décors), Esther Bialas (costumes), Phoenix - Andreas Hofer (lumières), fettFilm – Momme Hinrichs, Torge Müller (vidéo), Olaf A. Schmitt (dramaturgie)
(© Bregenzer Festspiele/Karl Forster)
Le ton est donné dès le départ : au sommet d’un immense escalier apparaît la diva Stella (impressionnant Pär Karlsson), en porte-jarretelles, une bouteille à la main. Elle commence à descendre les marches, hésitante, titube puis finit par tomber en roulant sur près de la moitié du décor. Sa perruque se détache, stupeur : Stella est un homme ! Pour Les Contes d’Hoffmann à Bregenz – à l’intérieur cette fois, contrairement à Turandot sur la scène lacustre –, le metteur en scène norvégien Stefan Herheim a conçu un spectacle total, un spectacle coup de poing qui marquera durablement les esprits et qui fera date. L’action est transposée dans un cabaret de travestis, avec boys et girls à foison, sans oublier les plumes, les paillettes et les lumières étincelantes. Hoffmann est tombé amoureux d’un être qui n’est ni vraiment une femme, ni vraiment un homme. Un être auquel Olympia et Antonia ressemblent comme deux gouttes d’eau, et d’ailleurs sont-elles vraiment des femmes ? Pendant le célèbre « Les oiseaux dans la charmille », Olympia sodomise Hoffmann avant d’atteindre un orgasme jubilatoire dans les notes finales, un geste que le père d’Antonia répétera sur sa propre fille. Pour l’acte de Venise, Giulietta est ici une chimère, incarnée tour à tour par la Muse, Olympia et Antonia.
Qui est qui en fin de compte ? Telle est la question posée par le spectacle. Stefan Herheim s’interroge tout à la fois sur l’identité, sur la perte des repères, sur l’orientation sexuelle et sur la confusion des genres, avec des idées aussi foisonnantes que brillantes, et s’ingénie à brouiller les pistes à l’envi : Hoffmann apparaît çà et là en guêpière, pour certaines scènes le Docteur Miracle est déguisé en drag queen, les choristes sont des sosies d’Hoffmann ne se gênant pas de satisfaire leur libido, l’automate n’est pas Olympia mais Hoffmann, les valets sont remplacés par un seul et même personnage qui n’est autre qu’Offenbach lui-même (truculent Christophe Mortagne), le compositeur apparaissant sur scène soit avec un violoncelle soit avec une plume dans la main, ne se privant pas d’ailleurs de donner des conseils au chef d’orchestre… Le propos est subtil, intelligent et cohérent, de surcroît présenté avec des images fortes dans un univers aussi particulier que fantastique. C’est un coup de génie, le mot n’est pas galvaudé. Le public ne s’y est pas trompé, qui a réservé une ovation debout à tous les artisans du spectacle au rideau final. Même les allusions sexuelles pourtant très explicites n’ont pas effarouché les spectateurs, parmi lesquels plusieurs enfants en ce dimanche après-midi. Pour l’anecdote, il est amusant de noter que le même jour, quelques heures plus tard, à quelques kilomètres de distance (à Munich pour être précis), la reprise de la version d’Eugène Onéguine conçue par Krzysztof Warlikowski – lequel a réuni dans le même lit Onéguine et Lenski, qui sont amants – a suscité, elle, des huées et des sifflets.
Mais revenons aux Contes d’Hoffmann de Bregenz, qui bénéficient d’une distribution vocale particulièrement homogène. Le plateau est néanmoins dominé par Michael Volle dans ses multiples incarnations du méchant. Visiblement, le chanteur s’en donne à cœur joie et sa jubilation à propager le mal sans avoir l’air d’y toucher est proprement sidérante, qui plus est dans un français parfait. En dépit d’aigus quelque peu serrés, Daniel Johansson est un Hoffmann idéal, avec son chant percutant teinté de mélancolie et de désillusion lorsque la partition se fait plus sombre. L’Olympia de Kerstin Avemo séduit par la précision et la pureté des vocalises. L’Antonia de Mandy Fredrich n’est pas en reste avec sa voix claire et son timbre moelleux. Malgré un français parfois approximatif, les seconds rôles sont tous parfaitement à leur place. Sous la baguette de Johannes Debus, les Wiener Symphoniker offrent une lecture dynamique et colorée du chef-d’œuvre d’Offenbach, même si on y cherche en vain finesse et esprit. Qu’importe, malgré quelques défauts, ce superbe spectacle se laisse savourer sans modération.
Claudio Poloni
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