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Le plus bel âge de la vie

Paris
Cité de la musique
03/10/2001 -  
Ludwig van Beethoven : Sonates pour piano n° 11, opus 22; n° 12, opus 26 "Marche funèbre"; n° 13, opus 27
n° 1 "Quasi una fantasia"; n° 14, opus 27 n° 2 "Clair de lune"; n° 15, opus 28 "Pastorale"; n° 16, opus 31
n° 1; n° 17, opus 31 n° 2 "La Tempête"


Frank Braley [Sonates n° 11 et 14], Nicholas Angelich [Sonate n° 12], Jean-Efflam Bavouzet [Sonate n° 13], Emmanuel Strosser [Sonates n° 15 et 16], Claire Désert [Sonate n° 17] (piano)

Voici quinze ans, Jacques Drillon avait réuni quelques uns des jeunes représentants de l’école française de piano (Jean-Louis Haguenauer, Georges Pludermacher, Alain Planès, Michel Dalberto, Jean-Claude Pennetier) pour une intégrale des symphonies de Beethoven transcrites par Liszt (harmonia mundi). Programmée l’été dernier par René Martin au festival de la Roque d’Anthéron, l’intégrale des trente-deux sonates pour piano de Beethoven, telle que donnée à nouveau du 8 au 11 mars à la Cité de la musique, obéit au même principe: associer dans une aventure collective ceux qui étaient encore il y a peu des «nouveaux interprètes» mais dont la maturation permet aujourd’hui de constituer une cordée se lançant à l’assaut du massif beethovenien.


Nicholas Angelich, Jean-Efflam Bavouzet, Frank Braley, Claire Désert, François-Frédéric Guy et Emmanuel Strosser, après avoir fait leurs armes, notamment dans les inévitables concours internationaux, sont désormais entrés dans la trentaine. Au Conservatoire de Paris, ils ont été formés par des noms illustres (Beroff, Ciccolini, Devoyon, Hubeau, Ivaldi, Loriod, Merlet, Pennetier, Rouvier), qui définissent, avec les réserves d’usage, une «école française de piano», dont les caractéristiques seraient sans doute une netteté du trait, une sobre éloquence et un refus des épanchements.


Ces qualités ont trouvé depuis fort longtemps à s’exprimer dans les sonates de Beethoven, ce dont témoignent moult intégrales (Nat, Lefébure, Pommier, El Bacha, Gelber, Heidsieck, ...). Il est donc heureux que par deux fois soit donnée à la «relève» une occasion exceptionnelle d’exprimer son talent. Car à en juger d’après ce qu’on a pu entendre, au beau milieu de ce marathon pianistique, de cinq d’entre eux, l’ensemble, d’un intérêt soutenu, traduit une constante élévation de pensée alliée à un niveau technique de premier ordre.


La présentation des sonates se fait dans l’ordre de leur numérotation, donc essentiellement chronologique, ce qui n’est pas l’un des moindres attraits de cette intégrale. Le samedi, dans l’acoustique un rien trop réverbérée de la grande salle de la Cité de la musique, un public inhabituellement attentif, parfois même muni de la partition, savoure un bloc de sept sonates (11 à 17), d’une diversité étonnante, quoique toutes composées dans une période aussi brève (1800-1802) que cruciale dans la production beethovenienne. Jouant avec le classicisme et fourmillant en permanence de trouvailles harmoniques, rythmiques et sonores, ces oeuvres sont passionnantes, jusque dans leurs hésitations stylistiques.


Frank Braley prend un plaisir manifeste à mettre l’accent, par sa volubilité fantasque et son jeu sur les touchers et les attaques, sur le classicisme plutôt que sur le romantisme de la discrète Onzième sonate. D’une expression retenue dans l’adagio, il aborde dans le même état d’esprit la Quatorzième sonate. Il est fascinant de voir à quel point il a approfondi sa conception depuis l’enregistrement public qu’il en avait fait il y a de cela presque dix ans pour la série des «Nouveaux interprètes»: fuyant le spectaculaire, l’adagio sostenuto devient le prélude, calme et délicat, comme voilé, d’un triptyque dont on oublie trop souvent que le véritable sous-titre n’est pas Clair de lune mais Quasi una fantasia, comme la sonate jumelle du même opus 27. Le fantasque reprend ses droits dans les deux mouvements suivants, dans un esprit au fond nettement plus baroque que romantique.


Nicholas Angelich, avec la partition, s’attaque à la Douzième sonate. L’approche est ici à la fois plus exigeante, concentrée et anguleuse, faisant ressortir le Beethoven novateur, celui qui, dans les variations initiales, annonce déjà celles des ultimes sonates. Plutôt que le pathos, il privilégie, dans la célèbre Marche funèbre qui donne son nom à cette sonate, la puissance et la précision.


Jean-Efflam Bavouzet fait une brève apparition pour la Treizième sonate, pendant de la Clair de lune. D’une grande sûreté technique, il choisit une approche vigoureusement contrastée, bien dans l’esprit de cette sonate Quasi una fantasia.


Emmanuel Strosser s’inscrit dans une démarche comparable à celle de Braley ou Bavouzet; tout en accordant sans doute plus d’importance au beau son et à la poésie, tout particulièrement dans la Quinzième sonate qui lui échoit d’abord. Agile, musical, d’une belle variété de touchers, son jeu sert une conception qui met l’accent sur la versatilité et les ruptures de ton de la partition. Captivant sans être pour autant excentrique, toujours très équilibré et lisible, c’est-à-dire au fond plus classique que romantique, Strosser restitue à merveille l’énergie de la Seizième sonate, soulignant dans les mouvements extrêmes la dynamique si caractéristique de Beethoven. L’adagio grazioso est, comme il se doit, gracieux, mais sans aucune affectation, laissant même par moments la place à quelques abîmes expressifs.


Claire Désert, avec un jeu et des moyens techniques comparables, offre sans doute la conception la plus extrême, la plus romantique de cette série. Véhémente, très engagée, sa Dix-septième sonate recourt à toute la palette des touchers, de l’éthéré (les arpèges récurrents du largo initial) au percussif (au point que certains pourront peut-être considérer que les attaques sont parfois trop dures) en passant par le détaché. D’une grande qualité d’expression dans l’adagio central, elle obtient une belle fluidité dans l’allegretto final.


Ce mariage idéal de jeunesse et de maturité reçoit un accueil enthousiaste du public, comprenant d'éminents confrères tels que Michaël Levinas ou Georges Pludermacher. Une fois de plus, il faut saluer le remarquable travail éditorial de la Cité de la musique, au travers des excellentes notices d’Hélène Pierrakos.


En somme, pour paraphraser Nizan: «J’avais trente ans. Je ne laisserai personne dire que ce n’est pas le plus âge de la vie».



Simon Corley

 

 

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