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García Lorca et Sotelo: presque une réussite? Madrid Teatro Real 02/24/2015 - et 26 février, 1er, 4, 6, 9, 11, 13 mars 2015 Mauricio Sotelo: El Público (création) José Antonio López (Director), Arcángel (Caballo primero), Jesús Méndez (Caballo segundo), Rubén Olmo (Caballo tercero), Thomas Tatzl (Hombre primero), Josep Miquel Ramón (Hombre segundo), Antonio Lozano (Hombre tercero), Gun-Brit Barkmin (Elena), Erin Caves (Emperador, Prestidigitador), Isabella Gaudí (Julieta), José San Antonio (Criado, Enfermero)
Mauro Lanza (préparation musique electronique), Peter Böhm, Florian Bogner (son), Coro titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Klangforum Wien, Pablo Heras-Casado (direction musicale)
Robert Castro (mise en scène), Alexander Polzin (décors), Wojciech Dziedzic (costumes), Urs Schönebaum (lumières), Darrell Grand Moultrie (chorégraphie)
(© Javier del Real)
D’abord, El Público, de Federico García Lorca.
Une pièce inachevée? C’est vrai. Une pièce énigmatique? Ce n’est pas certain, mais elle accumule des raretés sans appui, un décor surréaliste sans trop de contenu; Federico l’a peut-être écrite comme un exercice de style en forme dramatique, un texte parfois éclatant, parfois capricieux, mais comme une tendance esthétique demeurée sans suite. On ne pourra jamais savoir s’il a fui de la pièce-à-thèse (autour de l’homosexualité et du conservatisme-mort de la société où il vivait... et jamais tout à fait disparu); mais ce fut une fuite sans bouger, une fuite «sur place», mais ornée de trop de poésie, de la poésie vraie et de la poésie-pose. Le dialogue entre les deux protagonistes (est-ce qu’ils sont des protagonistes?) en tant que «pámpano» et «cascabel» (feuille de vigne et grelot) frôle et dépasse même le ridicule – que le poète insurpassable et martyre sache me pardonner!
Cuba, 1930: ivre de bonheur dans l’île (ou, au moins, très content), il écrit cette pièce, cachée après pendant plus de cinquante ans – les œuvres pas du tout complètes de la fin des années 1950 n’en reprenaient que deux tableaux. Heureusement, García Lorca n’a pas suivi ce chemin-ci, mais il a écrit Dona Rosita la soltera, Noces de sang, Yerma et La Casa de Bernarda Albca. Noces de sang, un opéra de Wolfgang Fortner. Bernarda, un opéra d’Aribert Reimann. On peut se souvenir aussi du Llanto por Ignacio Sánchez Mejías sur une musique de Maurice Ohana. Federico a été mis en musique par beaucoup de compositeurs. N’oublions pas George Crumb, aussi. Et sa mort, plus que sa vie, a inspiré des romans, des films, des pièces de théâtre – je me souviens ainsi d’une très belle pièce de l’écrivain mexicain Fernando del Paso, que j’ai vue à Guanajuato. Et plusieurs essais biographiques et historiques d’Ian Gibson.
Cette pièce possède-t-elle de la musicalité? Certainement, comme tout García Lorca. Est-ce une pièce exigeant d’être mise en musique, de devenir un opéra? Non, je ne le crois pas du tout. Ce fut une idée de Mortier, un de ses drôles d’idées. Donc, deux erreurs: la pièce de García Lorca et l’«idée» de Mortier, à la mémoire duquel le spectacle est dédié. Deux erreurs de base pour cet opéra.
Il y a un excès de stimulants dans El público, un genre de dramatisme exigeant une mise en scène très soignée, mais surtout très inspirée: en modérant, justement, l’excès d’images, de danses, la tentation du «trop». Mais les théâtres publics donnent trop d’opportunités à la multiplication des stimulants.
Mauricio Sotelo (né en 1961) a tissé un réseau polyphonique de sons naturels et électroniques parfois d’une extrême beauté autour de l’arrangement littéraire d’Andrés Ibánez, l’auteur du livret en cinq tableaux et un prologue fondé sur la pièce de Federico. On n’a pas le droit de juger trop rapidement, après une seule vision, un travail de quatre ans comprenant beaucoup d’expérimentations, même si l’on peut dire que le tissu sonore est de grande qualité quand il n’y a pas de voix et de chant. Mais il s’agit d’un opéra! Comme très souvent dans le théâtre lyrique en langue espagnole, ce sont la ligne vocale, la ligne du chant, qui se révèlent les plus décevantes. Mais il y a le flamenco, dont la ligne vocale est l’héritière d’une tradition au moins deux fois centenaire. Le flamenco est une des préférences de Sotelo, qui essaie souvent de réaliser peut-être une fusion; mais il n’y a pas de fusion, il n’y a pas de convivium, il y a surtout une coexistence, ils sonnent en séquence, l’un après l’autre; et la musique du compositeur et le chant flamenco, voire le son de la guitare flamenca (Juan Manuel Canizares), sont un soulagement entre un chant guère réussi et une scène bariolée.
La mise en scène procède par accumulation – trop d’effets, trop de chorégraphies, trop de clins d’œil, trop de stimulants, de la confusion, parfois une agression visuelle, trop de «bruit visuel» cachant le sens possible, mais pas très sûr, de la mise en scène – et des costumes (nombreux) d’une laideur anthologique. La scène, pauvre mais pas dépouillée, pleine de malices du déjà-vu – ah, les miroirs en biais! –, n’est pas si outrageante que cela.
Que peuvent les voix s’il n’y a pas une ligne vocale adéquate? Chanter, après tout. José Antonio López et Thomas Tatzl ne font pas de construction des personnages, dans la mesure où le concept de personnage fait faillite dans une dramaturgie comme celle-ci, et c’est spécifique de la littérature dramatique de notre temps. Mais ils développent des constructions vocales assez souples et parfois virtuoses dans la mélopée – mélopée? – permanente du discours. Isabella Gaudí a une voix exquise, claire, un peu femme-enfant, et justement, elle joue cette étrange Juliette, mais aussi l’enfant. Les deux rôles de Gun-Brit Barkmin ne sont pas aussi éclatants, mais bien qu’étant vêtue de costumes frôlant l’épouvante, elle parvient à très bien s’en sortir. Les chanteurs de flamenco sont formidables – Arcángel, Jesús Méndez. Parmi les chevaux, symboles de beaucoup de choses, pas toujours dans le domaine de la raison mais opposés aux conventions, à l’esclavage, il faut remarquer le danseur Rubén Olmo.
Le grand triomphateur de la soirée, hormis la trame instrumentale-électronique de Sotelo, est le chef Pablo Heras-Casado, coordonnant tout cet amoncellement de stimulants sans rien perdre de vue et en donnant un sens sonore à toute cette accumulation dont le danger était, justement, la dispersion, voire la déroute: il ne faut pas oublier que l’image, la danse, la mise en scène, etc., sont des éléments de distraction pouvant emporter le tout musical. Pablo Heras-Casado n’est plus une promesse, il faut le répéter: il est un des chefs d’orchestre les plus importants du continent. Et d’ailleurs.
Bref, une expérimentation partiellement réussie, où l’on voit un formidable compositeur manquant un peu de solutions pour le chant, pour la voix. Des voix et des danseurs d’un très bon niveau. Un ensemble et un chef excellents. Ce qu’on voit... en revanche, c’est différent!
Le spectacle en intégralité sur Arte Concert:
Santiago Martín Bermúdez
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