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De l’essentiel et de l’accessoire

Strasbourg
Opéra national du Rhin
02/06/2015 -  et 8, 17, 19*, 21 février (Strasbourg), 6, 8 mars (Mulhouse) 2015
Wolfgang Amadeus Mozart : La clemenza di Tito, K. 621
Benjamin Bruns (Tito Vespasiano), Jacquelyn Wagner (Vitellia), Stéphanie d'Oustrac (Sesto), Anna Radziejewska (Annio), Chiara Skerath (Servilia), David Bizic (Publio)
Chœurs de l’Opéra national du Rhin, Orchestre symphonique de Mulhouse, Andreas Spering (direction)
Katharina Thoma (mise en scène), Julia Müer (décors), Irina Bartels (costumes), Olaf Winter (lumières)


(© Alain Kaiser)


Non, La Clémence de Titus n’est pas du Mozart de second rayon. L’œuvre est singulière mais fascinante aussi, à cheval entre les époques, déjà démodée au moment de sa création, où le genre seria, du moins sous cette forme stricte, livret d’après Métastase obligé, renvoyait à des coutumes dramatiques obsolètes, et en même temps visionnaire : l’emploi des chœurs, d’une majesté déjà beethovénienne, l’approfondissement intime de personnages d’un très grand format, qui transcende un genre intentionnellement emblématique et figé... On trouve là énormément de substance, même si l’ouvrage a été effectivement bâclé (les récitatifs sont sans surprise, de seconde main, et certaines tournures mélodiques semblent trop simples, écrites selon l’instinct sûr d’un premier jet mais laissées ensuite dans cet état un peu brut). Ce que cette Clemenza nous offre est très exceptionnel dans la littérature lyrique : un moment d’équilibre voire d’accomplissement, juste au point de bascule entre deux siècles d’histoire. Et puis il y a aussi là deux rôles exceptionnels, dont pour rien au monde les sopranos et mezzos ne voudraient se priver, parce que la puissance dramatique de ces emplois est de celles qui font tout exploser, y compris les codes excessivement rigides du genre.


Enormément de bonnes raisons pour représenter La Clémence de Titus, qui de fait ne quitte jamais durablement l’affiche et qu’on se souvient avoir vue très souvent, souvenirs d’autant plus marquants qu’en général on y distribue du beau monde... A cet égard, l’Opéra du Rhin n’a pas fait exception. En Vitellia la soprano américaine Jacquelyn Wagner confirme son statut de valeur sûre : une Fiordiligi, une Donna Anna, une Comtesse de format international, apte à triompher d’un rôle où l’aplomb et l’égalité des registres sont des conditions sine qua non. Même l’aisance de la vocalisation, qui n’a pas toujours été l’un de ses points forts, semble avoir progressé. Tout au plus pourra-t-on déplorer une froideur qui certes sied bien au personnage au début, mais à condition qu’apparaissent ensuite de vrais signes de réchauffement et de remise en question, qu’on attendra en vain. Ce feu intérieur, le Sesto de Stéphanie d’Oustrac, en maîtrise les combustions d’intensité variable avec une toute autre sensibilité, ce qui nous fait vite oublier les aléas d’un timbre qui peut devenir soudainement opaque sur le haut de la tessiture. De surcroît la masculinité du rôle, très crédible visuellement, est assumée avec aisance. Et une fois n’est pas coutume, le titulaire du rôle de Titus, en général empêtré dans ses vocalises meurtrières, parvient à se hisser au même niveau : Benjamin Bruns, beau ténor d’école allemande (cela s’entend : on se situe bien dans la lignée des Schreier et Hollweg d’une autre époque, avec autant voire davantage d’autorité mais surtout davantage de rondeur, ce qui est plus qu’appréciable). On n’aura garde d’oublier cependant les trois autres personnages, ceux dont selon les conventions du genre seria il était justifié d’écouter les airs d’une oreille distraite voire absente, et pour lesquels Mozart lui-même semble s’être moins fatigué: autant David Bizic en Publio que Anna Radziejewska et Chiara Skerath font le maximum pour donner de l’épaisseur à ces emplois de faire valoir, et y parviennent avec beaucoup de classe.


Musicalement ne manque qu’une direction plus enthousiasmante. On remerciera Andreas Spering d’avoir donné à l’Orchestre de Mulhouse une charpente voire une identité sonore intéressantes : belle fermeté des attaques, agréable mise en valeur des timbres aussi (clarinette et cor de basset bien sûr, mais aussi hautbois et basson parviennent à briller). Mais que de raideurs et quel manque de charme dans le rebond rythmique des formules d’accompagnement ! Là où l’élan mélodique vocal exigerait d’être soutenu au plus près, doté d’une véritable assise, les chanteurs sont le plus souvent condamnés à se débrouiller tous seuls. Vitellia en fait tout particulièrement les frais : il y a dans ce rôle une demi-douzaine de moments où en complicité avec le chef la tension musicale peut monter très vite de plusieurs crans, alors qu’ici on reste à piétiner. C’est frustrant. Trop de rigorisme et de minutie laborieuse, là où on apprécierait tant, à défaut d’italianité véritable, un peu plus d’aisance et de charme viennois !


Confrontée à un ouvrage statique, Katharina Thomas met en scène à l’allemande, en parfaite représentante d’un école où le concept prime sur le geste, forme de facilité où au lieu de travailler vraiment sur la force d’un bras levé ou d’une attitude expressive on préfère occuper les mains du chanteur avec un accessoire quelconque. Le rôle de Vitellia est ainsi particulièrement « meublé » : cigarettes compulsives (ça vraiment, disons-le très fort, c’est du degré zéro d’imagination, à proscrire absolument), massages relaxants pour allumer Sesto voire érotisation dominatrice à coup d’escarpins à talons, et pour finir en beauté, pendant l’air Non più di fiori un vidage hystérique de dressing (« Il faut que j’avoue une très grosse bêtise à l’Empereur et en plus, horreur, je n’ai plus rien à me mettre ! »). Ce genre de brouillage visuel dont le principal objectif est qu’il se passe toujours quelque chose sur le plateau finit par agacer au plus haut point, surtout quand on a pu voir dans cette Clémence de Titus une Varady, une Vaness ou une Fassbaender, tragédiennes d’un tel format qu’elles n’auraient eu absolument que faire de tous ces gadgets. A de telles pointures il suffisait d’arriver en scène pour que l’on ne voie plus qu’elles : leurs postures, leurs gestes, leur envahissante présence. Et ceci est encore valable aujourd’hui pour une Antonacci, une DiDonato ou une Von Otter... Et quand on n’a pas des tempéraments aussi brûlants sous la main, eh bien on essaye au moins d’inculquer les bonnes attitudes et d’interdire les maladresses à des chanteurs soucieux d’apprendre. C’est cela, le premier vrai travail de mise en scène requis par un tel ouvrage, pas de dérouler à l’infini un indigeste catalogue d’idées.


Restons juste : il y a aussi de bonnes et belles intentions dans ce travail, qui tente de trouver une fluidité et même de bons ressorts psychologiques là où on pourrait en rester à une exposition compassée. Soulignons aussi l’apport essentiel d’un décor tournant organisé de façon judicieuse (le manège tourne vraiment beaucoup, et pourtant ces constantes translations d’un lieu à l’autre trouvent pleinement leur justification). Le recours à l’esthétique des années 1950, visuellement confortable (encore que certains costumes de choristes auraient pu être utilement revus), situe Rome dans une période post-fasciste architecturalement intéressante. Cela dit ce jeu d’images en miroir, entre l’antiquité et la période mussolinienne, a déjà beaucoup servi dans La Clémence de Titus et d’autres ont su en tirer des perspectives plus fortes. En l’état le dispositif reste beau et fonctionnel, et permet à cette production de se hisser à un très honorable niveau, à défaut des grands déchirements raciniens que l’on a pu vivre ailleurs.



Laurent Barthel

 

 

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