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La fin d’une belle carrière

Freiburg
Konzerthaus
12/02/2014 -  
Johann Sebastian Bach : Das musikalische Opfer, BWV 1079: Ricercare (instrumentation : Anton Webern) – Motet «Jesu meine Freude», BWV 227 (instrumentation : Michael Gielen)
Igor Stravinsky : Orpheus – Canticum sacrum

Marcel Beekman (ténor), Rudolf Rosen (baryton)
SWR Vokalensemble Stuttgart, SWR Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg, Reinbert de Leeuw (direction)


M. Gielen


Pour les chefs d’orchestre, la notion d’âge de la retraite n’existe pas vraiment. Bien qu’ayant réduit ses activités, Michael Gielen, 87 ans, n’avait pas renoncé à venir diriger de temps à autre l’Orchestre du SWR de Baden-Baden et Freiburg, dont il a largement contribué des années durant à forger les sonorités uniques et dont il était resté le chef honoraire. Deux projets étaient annoncés pour la saison 2014-2015 : ce concert Bach/Stravinsky, suivi d’une Sixième Symphonie de Mahler dont on attendait avec impatience l’intimidante ampleur tragique, au mois de mars 2015. Mais Michael Gielen s’est vu malheureusement contraint de s’arrêter définitivement cet automne, en raison de la progression d’un handicap visuel qui l’empêche désormais de lire correctement ses partitions. Un renoncement passé inaperçu parce que peu relayé médiatiquement, mais qui a cependant valeur de page historique importante que l’on tourne, a fortiori dans le contexte actuel.


C’est le talentueux Hollandais Reinbert de Leeuw, 76 ans, qui le remplace pour ce concert, en ne changeant rien au programme prévu, et c’est Ingo Metzmacher qui dirigera Mahler en mars. Quant à Michael Gielen, toujours ingambe, il est présent dans la salle ce soir, au milieu du public, accompagné de son épouse. Après l’entracte, un musicien de l’orchestre prononce un bref discours d’hommage, dont les premières phrases déclenchent immédiatement une standing ovation. En s’aidant d’une canne, Gielen descend les marches centrales du Konzerthaus jusqu’au podium, avant d’interrompre les applaudissements de ce geste impérieux de chef à l’autorité incontestée qu’on lui a toujours connu. L’hommage qu'on lui dédie est chaleureux, prononcé par un musicien du rang devant ses pairs : les longues années de labeur commun et de quête de l’excellence, les moments de lassitude et de mauvaise humeur aussi... Mais à terme tant d’efforts gratifiants, en vue d’exécutions toujours plus intelligentes et belles d’une musique qui aide à vivre voire, pour reprendre des propos de Michael Gielen lui-même, est un irremplaçable moyen de lutte contre les sectarismes et la bêtise! Les années passaient et pourtant Gielen tenait bon, avec ses exigences, ses opinions tranchées, son art très particulier de concilier intellectualisme et énergie musicale fondamentale. Et on pouvait presque rêver que la collaboration entre cet homme et les musiciens d’élite de cet orchestre ne s’arrêterait jamais...


Mais cette fois c’est bel et bien fini. Et l’orateur, pour terminer, d’effleurer en une phrase l’absence d’avenir de sa formation, condamnée administrativement par la radio qui la finance. Dans le foyer du Konzerthaus de Freiburg, de lugubres affiches annoncent aux spectateurs qu’il ne leur reste qu’un peu plus de 600 jours pour écouter «leur orchestre» et les incitent donc à profiter le plus intensément possible de ces derniers moments. L’heure n’est plus aux pétitions, aux lettres ouvertes, aux manifestations... Rien n’a fonctionné. Les engrenages administratifs continuent à tourner inexorablement et même les associations de soutien n’en peuvent plus, épuisées par des années d’initiatives qui n’ont obtenu aucun résultat. Seul maigre espoir : il reste encore un peu moins de deux ans pour tenter de contrecarrer l’absurde. Une situation kafkaïenne, qui serait fascinante à étudier en tant que caricature de modèle sociologique si le sinistre culturel irréparable sur lequel elle va déboucher n’était par ailleurs aussi dramatique.


En attendant, écoutons ! D’abord une lecture finement différenciée du Ricercare à six voix de L’Offrande musicale de Bach, orchestré par Anton Webern. C’est Reinbert de Leeuw qui dirige et pourtant, auditivement, ce pourrait être Michael Gielen lui-même, tant cet art de la diffraction des sonorités à l’intérieur d’un orchestre de solistes semble devenu caractéristique de l’Orchestre symphonique du SWR de Baden-Baden et Freiburg, de sa culture sonore acquise après des décennies de travail commun avec le chef autrichien. Ensuite c’est Orpheus de Stravinsky qui impose ses textures de cordes et ses égrènements de harpe, esthétique sereinement néo-classique dont le choix surprend de la part de Michael Gielen, volontiers acerbe à l’égard de ce Stravinsky-là, «coiffé d’une perruque poudrée». A l’entracte Gielen nous avoue en aparté : «Il y a bien longtemps, quand j’étais assistant à Vienne j’ai dirigé ce ballet et je l’ai trouvé inconsistant ; mais on peut changer d’avis, surtout quand on l’entend joué comme cela...». Effectivement, Orpheus, indépendamment de toute considération de grammaire musicale, n’est pas d’un abord facile, surtout dissocié de la chorégraphie qu’il doit normalement accompagner, avec des longueurs et des passages d’une relative apathie. Mais ici on écoute vraiment des musiciens particuliers : une aération inespérée, des timbres à la fois très présents et finement vaporeux... Cette poésie de la précision se met aux service de cette musique volontiers abstraite et nous la rend étonnamment familière, évidente même. Une alchimie indicible, qui nous laisse durablement impressionné.


Michael Gielen aura passé toute sa carrière à mettre en perspective les musiques qu’il interprétait, à trouver des correspondances, des filiations, entre certains compositeurs du passé affectionnés entre tous, Beethoven, Brahms, Schubert, Mahler, et des modernes tels que Bartók, Stravinsky, ou plus régulièrement encore les compositeurs de la seconde école de Vienne... Un dialogue entre anciens et novateurs, au plus haut niveau d’exigence. Compositeur lui-même, Gielen avoue sa fascination pour certains jeux de miroirs, au delà d’apparentes fractures entre des langages réputés inconciliables. Et ce qu’il nous propose en seconde partie est un jeu de cette sorte : entre un motet de Bach Jesu meine Freude BWV 227 et le Canticum sacrum de Stravinsky, créé à Saint-Marc de Venise en 1956. Bach est laissé dans son texte mais enrichi par Gielen de parties instrumentales de son cru, qui ne sont pas une simple réalisation mais bien une appropriation de l’œuvre, avec des dissonances recherchées, des frottements suscitant l’impression d’une acoustique d’église fortement réverbérante (allusion peut-être aussi aux conditions sonores impossibles de la basilique vénitienne, qui causèrent tant d’embarras à Stravinsky)... Les lignes chantées même sont parfois traitées de façon inattendue, parlées, chuchotées… Stravinsky, lui, n’est pas retouché mais les différentes parties de son Canticum sacrum se retrouvent interpolées, disséminées entre les versets de l’œuvre de Bach, avec des effets d’enchaînement subtilement travaillés. A plus de deux siècles de distance ces musiques s’antagonisent et s’attirent, se fondent dans un creuset d’une incroyable richesse. Seul dommage non désiré de l’expérience : l’universalité de la musique de Bach finit par écraser quelque peu les artifices de l’œuvre de Stravinsky, laquelle se trouve desservie de surcroît par la déconstruction de son propre jeu de symétries. Mais la richesse d’images suscitée par ce collage musical, des coupoles surchargées de Saint-Marc de Venise à l’austérité de la foi luthérienne, de l’archaïsme byzantin à la complexité du langage dodécaphonique de certaines parties du Canticum sacrum, suscite d’étonnantes impressions de vertige, a fortiori quand l’exécution est par ailleurs d’une richesse en couleurs et d’une précision d’intonation aussi exceptionnels. Merveilleux Chœur de chambre du SWR, merveilleux Orchestre symphonique du SWR de Baden-Baden et Freiburg, phalange idéale pour de tels répertoires, on ne le répètera jamais assez, et merveilleuse direction aussi de Reinbert de Leeuw, attentif à tout, précis, chaleureux... Un chef moins drastique et volontariste que Michael Gielen sans doute, mais suscitant une tension non moins passionnante.


Longue ovation finale, fleurs pour le chef et les deux très bons solistes vocaux du Canticum sacrum, et bien sûr un dernier bouquet pour Michael Gielen, dans un Konzerthaus archi-comble. De tels événements sont-ils voués à n’être bientôt plus que racontés, derniers témoignages d’un passé désormais révolu ? Tout cela, y compris cette atmosphère fribourgeoise si particulière, de compréhension et de fidélité entre un orchestre et son public, va-t-il vraiment être ravagé, piétiné, dans moins de deux ans ? On n’ose encore y croire, et de toute façon comment pourrait-on s’y résigner ?



Laurent Barthel

 

 

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